Une beauté composite de Paris

Le mot « réparer » figurait en capitales sur la couverture du dernier numéro de Noël de Télérama. Il posait ainsi une question à laquelle il nous faut répondre : celle du réemploi des bâtiments existants comme de leurs matériaux. Télérama avait déjà anticipé les manifestations des Gilets jaunes avec son article sur « la France moche », celles des ronds-points, des supermarchés, des zones pavillonnaires[1]. C’est aussi celle qu’il nous faut aujourd’hui réparer, c’est-à-dire parer à nouveau pour donner forme à l’informe, le transformer en quelque sorte, par un préfixe, « trans- », somme toute métaphysique.

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Paul Chemetov, Architecte

18 juin 2024
29 min.
Le mot « réparer » figurait en capitales sur la couverture du dernier numéro de Noël de Télérama. Il posait ainsi une question à laquelle il nous faut répondre : celle du réemploi des bâtiments existants comme de leurs matériaux. Télérama avait déjà anticipé les manifestations des Gilets jaunes avec son article sur « la France moche », celles des ronds-points, des supermarchés, des zones pavillonnaires[1]. C’est aussi celle qu’il nous faut aujourd’hui réparer, c’est-à-dire parer à nouveau pour donner forme à l’informe, le transformer en quelque sorte, par un préfixe, « trans- », somme toute métaphysique.

L’architecture, comme art de la transformation du monde[2], des situations, des programmes et des choses enfin, ne peut être définie par la seule référence à l’ineffable du beau, qui sous-tendait l’enseignement de l’École des beaux-arts. Ses maîtres avaient oublié les leçons du rationalisme de J.-N.-L. Durand, ou de celui construit par Eugène Viollet-le-Duc et ses épigones. Certes, l’architecture est un art, mais au sens que l’on donne à ce mot dans « arts et métiers ». Elle est donc tout autant une technique.

L’architecture implique ainsi la question de la matérialité comme champ culturel. Cette attitude dépasse l’antique opposition de l’âme et du corps, de la matière (forcément mal dégrossie) et de l’esprit. Tel est le point de vue développé par les sociologues et historiens de l’art anglo-saxons, et ceux de l’École de Francfort. Le parti pris des choses comme le bris-collage, qui doivent tout autant à Francis Ponge qu’à Claude Lévi-Strauss, en transportent la trace dans les bâtiments, ceux que nous construisons, comme ceux que nous réparons.

De façon plus radicale, Bruno Latour, dans ses récentes interventions, pose la question préalable de la réparation de la Terre, condition nécessaire à toute vie humaine[3]. La déforestation, les néonicotinoïdes, les émissions de CO2, le plastique dans les océans ne sont que quelques exemples de ce que nous devons stopper dans une progression qui met en cause la vie de l’être humain sur notre planète. On pourrait s’arrêter à ce constat, mais cette prise de position globale est la condition nécessaire à la migration des humains d’un monde qui fut agricole vers un monde qui devient urbain.
Réparons donc.

Les banlieues d’aujourd’hui sont les faubourgs d’hier


Laissons les ronds-points qui ponctuent « la France moche », pour parler des métropoles battues sur leurs franges par la marée des signes annoncés de la périphérie, id est ce qui est au-delà du périph – « À Paris, dans chaque faubourg », chantait-on sur un air d’accordéon[4].

Les banlieues d’aujourd’hui sont les faubourgs d’hier : tout ce qui était hier au-delà du métro aérien est aujourd’hui dans la ville et lui donne son air singulier, ce Pari no miryoku que viennent humer les touristes japonais. Cet hier a aujourd’hui sa réplique au-delà du périph, qui ne peut rester ce qu’il fut, une frontière contre les banlieues, et doit devenir l’anneau central de la métropole capitale. Et au lieu de le ponctuer de mille bornes comme pour en marquer la limite, il nous faut la dépasser. Des enceintes parisiennes restent des pans de murs, une tourelle, les portes Saint-Denis et Saint-Martin, et quelques barrières de Claude-Nicolas Ledoux. Pourquoi envisager de nouvelles barrières ? Devrait-on parler de l’écume des tours, pour parodier Boris Vian, façon Vernon Sullivan ? Les tours doivent être utilisées comme acupuncture, pour guérir les maux d’une uniforme densité urbaine, disait avec force et raison Jean Nouvel[5]. Mais en multipliant leur nombre, la capitale finira par ressembler à un oursin, voire un hérisson, hérissée contre qui ?

Comme le dit Raymond Queneau :
Le Paris que vous aimâtes
n’est pas celui que nous aimons
et nous nous dirigeons sans hâte
vers celui que nous oublierons[6]

C’est une belle définition du patrimoine parisien, qu’il nous faut réparer et transformer pour rester fidèles à sa longue histoire, et à la singularité d’une esthétique de la limite, entre faubourgs et grandes compositions.

La beauté contemporaine est par nature composite


Aujourd’hui, ce qui ressurgit et émerge de ce que l’on pense patrimonial est un temps comprimé, un temps ancien, remis en jeu et qu’il nous faut prolonger. Seul l’épiderme des nouveaux bâtiments, aujourd’hui laissé à l’invention des architectes, en serait-il le porteur, passant le témoin de ce qui fut à ce qui est ? Le retour au tatouage, avec ses pans de sauvagerie première, d’embellie archaïque, serait-il la seule réponse ? À ces questions, abordées dans Le Principe Espérance, le philosophe Ernst Bloch a proposé des issues possibles[7]. La beauté contemporaine ne pouvait être celle hygiénique de la cuvette de WC, sans aspérités, d’une seule matière ; elle était par essence composite : les épaufrures du béton, le calepinage des briques, la trace des coffrages, les joints d’une construction hétéroclite s’opposent à la perfection lisse. À l’heure industrielle, toute chose est faite de morceaux assemblés. Le conflit qui naît habituellement de leur confrontation est aussi un moment antagonique que le projet doit résoudre, et auquel il doit se résoudre, sauf à réduire l’art de l’architecture à celui du papier peint, et à penser que forme et contour sont une seule et même chose.

L’histoire urbaine parisienne, par-delà les traces des cardo et decumanus romains ou des enceintes successives, a été marquée par de grandes compositions perpendiculaires à la Seine et par leur intersection avec l’ordinaire de la ville, chemins ruraux et parcellaire agricole, gagnés par le bâti. Le tout embroché par ce que l’on nomme l’axe historique, ponctué d’arcs et d’un obélisque, et qui, à ses deux extrémités, s’achève sur un déboîtement, celui de la pyramide du Louvre et celui de la Grande Arche, comme si ce hoquet marquait l’impossibilité de l’infini.

Aujourd’hui, le franchissement mental du mur de bagnoles du périphérique demanderait des compositions qui lui seraient perpendiculaires, et qui viendraient harponner les textures bâties de la banlieue. Il en résulterait de part et d’autre des coinstaux[8] bizarres, comme cet enchaînement d’espaces publics qui lient la place Saint-Michel à celle qui conclut la rue Saint-André des Arts. Ce sont ces résultantes – d’un hasard inimaginable – qui font le charme de Paris. Toujours le Pari no miryoku. Pour paraphraser Léon-Paul Fargue et son Piéton de Paris, on pourrait dire que, par ses pas, l’homme habite dans la ville, et celle-ci dans l’homme.

L’espace public, condition de la ville


« L’homme est apolitique. La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes […]. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation[9]. » Sans trop forcer le trait, cette citation d’Hannah Arendt pourrait être utilisée pour définir l’espace public comme condition de la ville. Henri Gaudin parlait déjà, à sa façon, de ce qui est entre les choses : ce à quoi elles se réfèrent, les faisant tenir ensemble[10]. Il est possible de voir, dans cette mise en relation, une condition première de la nouvelle esthétique parisienne. Mais la mise en relation de ce qui borde cet espace partagé ne peut être celle des seuls parements, sans tenir compte de ce qui leur donne force et forme, les os de la structure, l’agencement de la chose construite.

On pourrait même supposer que la présence des construits, en limite de l’espace public, est la condition de cette mixité spatiale, qui nous paraît plus évidente pour définir la ville que la mixité sociale, dont l’absence serait le défaut premier des grands ensembles. Entremêler les formes serait la condition de la coexistence sociale. Et, d’une certaine façon, le conflit des grandes compositions et de l’ordinaire de la ville définit l’urbanité parisienne, bien plus que l’utopie d’un plan des Artistes remis au goût du jour – arrogance d’un dessin anticipateur – et d’une bienséance du tout. Ce qui caractériserait l’esthétique parisienne est le mélange du style soutenu et du style souteneur, si l’on voulait en donner une définition rhétorique. L’acceptation de ce borborygme d’espaces et de formes est une condition nécessaire de la réparation. De même que la pièce rapportée donne une nouvelle jeunesse au vêtement élimé, cette polyphonie donne une nouvelle forme au bâti dégradé.

Se pose, en fait, par-delà cette métaphore du rapiéçage, la question du stock et des flux. Tout ne peut être entreposé dans notre mémoire, pas plus que tout ne peut obéir à la vitesse de circulation qui, avec la performance, constitueraient les critères du bien, remplaçant l’antique trinité vitruvienne : la beauté, la solidité, l’usage. Mais celle-ci ne concernait que le bâti. Or, encore une fois, l’espace, « celui qui est entre les bâtiments », est la condition de la vie urbaine. Certes, il ne vaut et n’existe que par ce qui s’y passe, mais en son absence, ou si sa forme ou son traitement en rendent impossible l’usage, nous voilà ramenés à une situation de non-urbanité ; les seuls bâtiments sont autant de pièces d’un puzzle que seule la règle de l’espace public permet d’assembler. L’image du tout s’impose par-delà le lacis de la découpe.

La recherche d’une nouvelle urbanité


Cette esthétique émergente n’est-elle pas la recherche, non du temps perdu, mais d’une nouvelle urbanité ? Car ce mot, s’il parle de la ville, parle aussi des relations entre les parcours, entre les comportements nécessaires à la vie sociale, acceptant le conflit, mais évitant la guerre. L’urbanité, condition de l’urbanisme ; le dialogue, condition préalable à la prescription réglementaire.

Mémoire vive, vécue, celle des bâtiments, des espaces de la vie quotidienne ; et mémoire passée, qui ne peut aujourd’hui être sans références ni usages. Le patrimoine est un transporteur de mémoire, à condition qu’elle puisse y trouver des lieux habitables, donc habités, tout à l’opposé des alignements de Carnac, des statues de l’île de Pâques et de Stonehenge, mégalithes égarés hors les villes. Le patrimoine, quel que soit son âge, est celui de la vie quotidienne, valorisé parce qu’il nous permet d’intégrer le temps et l’histoire, nos émotions et nos usages.

En une lutte dérisoire, des enceintes successives essayaient de contenir une ville qui ne pouvait être que dense et se pensait le centre du monde. Au-delà était la nature. Cette césure a été, dans un premier temps, mise à mal par l’extension périphérique. Aujourd’hui, la périphérie assure une transition évidente entre un centre qui cherche ses périphéries et une terre cultivée, qu’elle soit celle des champs ou des bois. Il nous faut désormais préserver la terre de nouvelles extensions et réparer ce qui est déjà construit.

La ville en son jardin


Finalement, la périphérie, si nous sommes capables de la voir, de l’analyser et pourquoi pas d’en aimer l’imaginaire, est ce qui fait tenir ensemble la densité bâtie et la densité cultivée, la ville et son jardin. Henri Sellier, cet utopiste, définissait son projet comme celui des cités-jardins du Grand Paris.

À partir de ce constat, la démolition de la Butte-Rouge à Châtenay-Malabry, voulue par un élu vandale, est un signe inquiétant. Surtout parce qu’elle effacerait la trace d’une alternative positive qui, pendant quarante ans, vit se succéder les projets pour nous léguer un prototype qui faisait pièce aux impasses opposées des grands ensembles comme des villes nouvelles. Espérons que l’arrêté de classement promis par la ministre de la Culture protègera la Butte-Rouge et en permettra l’évidente évolution.

Pour conclure, écoutons encore Raymond Queneau :

Topographies ! itinéraires !
dérives à travers la ville !
souvenirs des anciens horaires !
que la mémoire est difficile…

Et sans un plan sous les yeux
on ne nous comprendra plus
car tout ceci n’est que jeu
et l’oubli d’un temps perdu[11].

Le plan est la condition de la compréhension du territoire ; la carte est le territoire. Si celui de la ville de Paris a été étudié et analysé par l’APUR à une échelle lisible, ce qui existe pour la périphérie, ou à l’échelle de la région parisienne, n’est pas commodément utilisable dans le travail quotidien, pas plus que les cartes Michelin, les cadastres et des cartes d’état-major périmées. Nous n’avons pas une représentation homogène de l’entier parisien : la ville et ses faubourgs, la ville en ses faubourgs. Cette représentation est la condition de l’action à venir, de l’esthétique partagée de ce tout que nous parcourons et qui nous habite. On peut donc jalouser les moyens matériels, nécessaires à la réalisation et à la mise à jour des maquettes géantes qui représentaient l’intégralité de leur capitale, de quelques pays d’urbanisme centralisé et bureaucratique. Par ce moyen, les pleins et les vides pouvaient être jugés dans leur rapport à l’entier de la ville, et n’avaient pas à répondre à ce qui manquerait dans chaque bâtiment dans sa relation avec le tout, et qu’il faudrait retrouver dans l’écorce des projets à venir.

Publié dans l'ouvrage « La beauté d'une ville » édité par le Pavillon de l'Arsenal en 2021.


Paul Chemetov
Paul Chemetov diplômé de l'École nationale supérieure des beaux arts de Paris, rejoint l‘AUA (1961- 1985). Grand Prix national d’architecture. Membre du comité directeur du Plan construction puis vice président (1982-1987) il a présidé le comité scientifique du Grand Paris (2009). Il a enseigné à l'École d’architecture de Strasbourg, à l'Ecole nationale des ponts et chaussées à l'Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne. Parmi ses réalisations on peut citer les équipements publics souterrains du quartier des Halles et dans le cadre des grands travaux présidentiels, en association avec Borja Huidobro, le ministère des Finances et la rénovation de la Grande Galerie du Muséum national d ‘histoire naturelle. Il a conduit le projet de la Méridienne verte pour célébrer l’an 2000 L’AUA Paul Chemetov a travaillé et travaille sur des requalifications urbaines à Montpellier, Amiens, Ivry et à Paris de la porte de Vincennes et du plan d'aménagement de l’hôpital Boucicaut, lauréat en 2016 du ULI Global Awards for Excellence, il y a réalisé l’incubateur et l’hôtel d’entreprises. L’atelier à construit l’extension de la faculté de médecine Lyon Sud, des logements à Poitiers la médiathèque de Labège, le Vendespace et a réhabilité les tours de l’Atelier de Montrouge à Ivry, Les Coursives à Pantin et le Campus Sciences et Technologie de Bordeaux, Il a en chantier des logements à Montpellier et à Tours.


1. Xavier De Jarcy et Vincent Remy, « Comment la France est devenue moche », Télérama, 13-19 février 2010, no 3135, https://www.telerama.fr/monde/comment-la-france-est-devenue-moche,52457.php
2. Pour reprendre les termes de Marc Mimram. Voir notamment Marc Mimram (dir.), Matières du plaisir, Paris : Pavillon de l’Arsenal, 2000.
3. Bruno Latour, « La crise sanitaire incite à se préparer à la mutation climatique », Le Monde, 25 mars 2020, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/25/la-crise-sanitaire-incite-a-se-preparer-a-la-mutation-climatique_6034312_3232.html
4. Chanson du film 14 juillet de René Clair (1933). Paroles de René Clair. Musique de Maurice Jaubert et Jean Grémillon. Interprétée par Lys Gauty, puis reprise par Yves Montant, Georges Brassens, et al.
5. « Paris : avec les tours Duo, Jean Nouvel réalise son rêve », Le Journal du Dimanche, 25 avril 2017, https://www.lejdd.fr/JDD-Paris/paris-avec-les-tours-duo-jean-nouvel-realise-son-reve-3310298
6. Raymond Queneau, « L’Amphion », Les Ziaux [1943]. Dans Œuvres complètes, t I, éd. Claude Debon, Paris : Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 41.
7. Ernst Bloch, Le Principe Espérance, t. II, trad. Françoise Wuilmart, Paris : Gallimard, Coll. Bibliothèque de philosophie, 1976.
8. « Recoins » en argomuche.
9. Hannah Arendt,Qu’est-ce que la politique ?, Paris : Seuil, 1995, p. 33.
10. « Entretien avec Henri Gaudin », Technique & Architecture, 1986, no 366, p. 64.
11. Raymond Queneau, « L’Amphion ». Dans Œuvres complètes, t I, op. cit.