Les travaux que la ville communiste d’Ivry-sur-Seine engagea en 1962 pour sa rénovation ont duré plus de vingt-cinq ans. La ligne directrice du projet ne devint claire, ne prit donc forme qu’à la fin : la vie s’installait dans le provisoire, l’émiettement, les démolitions par à-coups faute de trésorerie, les constructions comme les pièces d’un puzzle encore illisible. Le premier chantier, qui fit surgir en 1968 une tour de quatre-vingt-seize logements face à la vénérable mairie, laissa la municipalité perplexe. À l’étape suivante, en 1970, le quartier connut son moment fondateur, celui où Jean Renaudie montra aux futurs habitants la maquette des quatre-vingts logements de Casanova. Une page était tournée. Il y eut des interférences entre évolution politique et vie quotidienne, des doutes sur la légitimité du projet (convenait-il vraiment à la classe ouvrière ?), la volonté d’aboutir ou celle d’en finir, et le besoin toujours urgent de créer des logements. On se limitera ici à rendre compte d’un aspect de cette histoire : les désirs de ceux qui travaillèrent à la transformation du quartier, ses constructeurs, les architectes mais aussi la maîtrise d’ouvrage, qui se passionnèrent assez pour rendre sa réalisation possible.
Le rapport qu’Ivry entretient avec d’autres architectures soucieuses « du plus grand nombre », comme les définissaient dès 1953 les créateurs du Team X face aux difficiles enjeux de l’après-guerre, peut être confronté à des situations plus lointaines. Ivry se distingue certes de ce temps où le patronat des villes-usines du XIXe siècle mettait en place l’espace statique de l’alignement et la prolifération de segments standards que les grands ensembles, un siècle plus tard, dilateront à l’infini. Le Petit Travailleur infatigable (Lion Murard et Patrick Zylberman, 1976) décrit ce monde de pauvres inévitablement perturbateurs et replace les formes urbaines dans leur signification abrupte de contrôle social. Renaudie citait ce livre avec passion. Cette idéologie a pris des formes plus hypocrites, mais les rénovations ont souvent fait le bonheur des seuls spéculateurs. La Ville d’Ivry s’organisa pour garder la maîtrise du projet, la directrice de l’Office d’HLM en prit officiellement la tête : le premier objectif était le logement. Les convictions des architectes s’accordaient à cet enjeu. Elles s’accompagnaient pourtant d’une distance affirmée entre besoins sociaux et production architecturale. Ce débat paraît désormais obsolète, mais il fallait alors se démarquer de ceux qui refusaient d’admettre l’influence de la politique sur l’architecture, comme de ceux qui assimilaient l’une à l’autre, tous condamnés à l’inefficacité.