Les lignes de désir de Paris, une ville réinventée par l’expérience sensible
Les espaces publics d’une ville accueillante doivent être un livre ouvert sur la diversité des personnes qui l’habitent et la façonnent. Il y a urgence à agir sur les points durs de la ville, symboles de l’appropriation masculine au niveau spatial ou immatériel, et notamment sur deux types d’espaces parisiens. Il s’agit, d’une part, des lieux où la surprésence masculine est massive – le métro, le RER, les gares ferroviaires à la tombée de la nuit et certaines zones en journée (porte de Clignancourt ou Barbès) – et, d’autre part, des lieux du patrimoine masculin – les grands monuments tels que le Panthéon, l’Arc de Triomphe et son soldat inconnu, ou encore le Louvre, siège de l’autorité royale. Le collectif Les MonumentalEs, en gravant 200 noms féminins sur le mobilier de la place du Panthéon, ouvre une voie qu’il importe de déployer pour faire évoluer les mentalités. Face à ces deux situations urbaines d’appropriation masculine, nous suggérons de combiner une double temporalité : des temps forts visibles – commandes artistiques à vocation d’usage, événements participatifs, théâtre de rue, légendes et fêtes urbaines, carnaval, défilé, etc. – et des actions de long terme avec des groupes d’habitantes, pour favoriser l’empowerment et la formulation de réponses contextuelles à des besoins précis (insécurité, inconfort, par exemple).
Pour que Paris incarne la ville du quotidien et des proximités, il s’agit de donner les moyens, la légitimité et le plaisir de se promener en ville, sans peur. Cela passe par la création – sur la base d’un diagnostic des carences à l’échelle de la ville – de balises rassurantes, d’espaces-refuges de jour comme de nuit, accessibles sur tout le territoire à moins de 10 minutes à pied. Ces refuges rassembleraient des ressources pour que les femmes se sentent à l’aise dans l’espace public : abri protégé et éclairé avec une lumière rassurante (pas forcément blanche, avec des couleurs chaudes et intenses), prises électriques pour recharge de mobiles, lieu d’information sur les services d’aide aux femmes en difficulté et leurs droits... Ces balises pourraient être co-conçues et co-construites avec des groupes de femmes dans différents endroits de la ville : aux sorties de métro par exemple, ou dans les espaces intermédiaires en prolongement des logements, entre l’intime et le public, lorsque la situation s’y prête (bâti en retrait, devant d’immeuble sous-utilisé, extension de hall sur la rue...). Ces seuils intermédiaires pourraient être co-programmés avec les citadines et accueillir en journée et en soirée toutes sortes d’usages favorables à l’appropriation de l’espace public par les femmes (espaces dédiés aux pratiques sportives des jeunes filles, comme la danse ou le double dutch, salons de rue associés à des jeux imaginaires et coopératifs...).
Pour un Paris de la surprise et des sens, où l’on se sent bien, des dispositifs favorisant une appropriation spontanée et ludique de la ville – au sens d’un terrain libre de jeu et d’improvisation[15] – seraient à créer. En respectant l’harmonie d’ensemble haussmannienne et en continuité de l’esthétique parisienne construite au fil des époques, ces micro-aménagements seraient des créations non standardisées, développant l’imaginaire des passant·e s, décalant leur regard sur le quotidien et sortant du registre des habitudes urbaines stéréotypées. Adaptées aux ambiances minérales, végétales, monumentales ou populaires de la ville de Paris, ces installations seraient attentives aux matériaux existants, tout en proposant des jeux avec la topographie, des mobiliers interactifs et immersifs, des jeux aquatiques, ou encore des sculptures multi-usages. La ville sensorielle est celle des piéton·ne·s. Elle priorise les 3 premiers mètres des bâtis pour des rez-de-chaussée actifs, avec une attention aux textures des pieds d’immeuble, aux traitements de sol des parvis et trottoirs, aux dessous des balcons (recouverts de faïences par exemple)... Enfin, le Paris sensoriel, prototype des balades, est celui où les cinq sens guident les pas des flâneur·euse·s en ville : parcours tactiles où les doigts et les pieds ont envie de se promener (matériaux sur les murs, sols mous), parcours d’écoute des bruits de la ville, bulles de silence, et pourquoi ne pas rêver de parcours aromatiques, pour une ville à déguster, qui sentent bon et stimulent les papilles ?
Publié dans l'ouvrage « La beauté d'une ville » édité par le Pavillon de l'Arsenal en 2021.