L’architecture peut-elle être un dispositif d’émancipation ? Je ne veux pas dire simplement un style ou un symbole de liberté, mais un dispositif vraiment, au sens d’un agencement scénique ou stratégique, comme le sont certaines installations artistiques ou militaires qui influent sur nos actions individuelles et collectives. Si je me pose la question, c’est parce que les projets d’architecture et d’urbanisme échappent de plus en plus rarement à la démagogie des processus de concertation et à la tyrannie de l’opinion publique.
Entre structure et anarchie
Plateforme de Sealand. © Kim Gilmour
nous ne sommes pas seulement des produits de l'environnement ou du milieu dans lequel nous vivons, nous transformons aussi le climat dont nous dépendons
Ce sont donc des architectures qui divisent, non pas pour régner, mais pour créer des moments de pure politique, en distinguant ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas, ceux qui sont pour et ceux qui sont contre, créant du même coup des coalitions temporaires, des avis contraires ou convergents.
Le troisième point commun que je repère entre ces architectures, c’est qu’il s’agit de lieux de sécession. Elles isolent, segmentent, divisent et séparent. Elles font exactement l’inverse de ce que l’on attend aujourd’hui de l’architecture. Mais, en contrepartie, ces architectures créent, au moment où elles sont occupées, de l’altérité, de la distance et de la différence. Quand on y regarde de près, chacune s’inscrit dans un réseau : les ronds-points dans un réseau routier ; la plateforme de Sealand dans un réseau de forts militaires maritimes. Même les barricades s’inscrivent souvent dans un réseau d’autres barricades. Tous ces réseaux posent des limites, ils dessinent des frontières et des lignes de partage. Le partage étant à prendre aux deux sens du terme, c’est-à-dire comme séparation et comme mise en commun. Ce sont donc des architectures qui divisent, non pour régner, mais pour créer des moments de pure politique, en distinguant ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas, ceux qui sont pour et ceux qui sont contre, entraînant des coalitions temporaires, des avis contraires ou convergents.
Gilles Delalex
Gilles Delalex (1972), architecte français, a étudié à Grenoble et Montréal. Il est titulaire d’un master en urbanisme et d’un doctorat en art de l’université Alvar Aalto, à Helsinki. Il a cofondé le studio d’architecture Muoto, à Paris, avec Yves Moreau en 2003. Ayant enseigné à l’École nationale des ponts et chaussées de 2004 à 2008, il est actuellement professeur à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais, où il dirige le département Théorie, Histoire, Projet. Chercheur au Laboratoire Liat depuis 1998, il coordonne un axe de recherche sur l’image des grandes infrastructures modernes. Ses recherches portent sur l’esthétique et les imaginaires de l’hypermodernité.
1. Schwarte Ludger, « Philosophie de l'architecture » (traduit de l'Allemand par Grégoire Chamayou), Editions de la Découverte, label Zones, Paris, 2019, 528 pages
2. Ibid. p. 438
3. Ibid. p. 436
4. Ibid. p. 459
5. Ibid. p. 478