Des origines du bureau

Le programme du bureau a d’abord pris les hommes de l’art à contre-pied de leurs certitudes. Tandis que les Anglo-Saxons assument d’emblée sa monotonie et sa relative neutralité, les architectes français se l’approprieront peu à peu, sans jamais en faire un véritable thème d’investigation doctrinale ou théorique. À l’heure du coworking et du télétravail, retour sur les origines du bureau.

Immeuble administratif Air France, 1958-1960 Rues de l'Espagne et Henri-Farman, 94310 Orly Édouard Albert, architecte ; Jean-Louis Sarf, ingénieur Coll. Centre Pompidou-Bibliothèque Kandinsky-DR

Soline Nivet
Architecte

2 octobre 2021
27 min.
Apparu très progressivement aux XVIIIe et XIXe siècles, le programme du bureau a d’abord pris les hommes de l’art à contre-pied de leurs certitudes. Tandis que les Anglo-Saxons assument d’emblée sa monotonie et sa relative neutralité, les architectes français se l’approprieront peu à peu, sans jamais en faire un véritable thème d’investigation doctrinale ou théorique.
Corrélées au pragmatisme financier de la commande, l’efficacité et la flexibilité attendue des plans semblent a prime abord en déplacer les enjeux au-dehors de l’architecture. Si l’architecture des immeubles de bureaux paraît en effet soumise à de nombreux paramètres extérieurs (réglementation et droit du travail, techniques de management, technologie de communication, économie, etc.), elle a aussi stimulé les évolutions constructives et morphologiques qui ont reconfiguré nos environnements quotidiens et la silhouette de la métropole.


Aux XVIIIe et XIXe siècles

L'émergence de la fonction administrative

Hôtel du ministre des Affaires étrangères, 1855 37, Quai d’Orsay, 75007 Paris. Jacques Lacornée, architecte. © Roger Henrard / Musée Carnavalet / Roger-Viollet
Lorsqu’elle s’intensifie et se rationalise en France au XVIIIe siècle, l’activité administrative investit d’abord les hôtels particuliers parisiens[1] qui constituent alors une réserve immobilière considérable. Rachetés par le roi, ces domiciles aristocratiques de la rive droite sont reconvertis en « hôtels de fonction » qui préfigurent les futurs ministères[2]. À l’intérieur de ces anciennes demeures privées rebaptisées « Hôtel des Comptes, du Tabac, des Postes ou de la Monnaie », les chambres deviennent « bureaux », les salles « comptoirs » et les galeries « salles d’assemblée ». Au fil des installations et des cloisonnements, la distribution hiérarchisée des petits et grands appartements s’y estompera au profit d’une partition uniforme, systématisée ensuite par Claude Nicolas Ledoux dans son projet inachevé de Ferme et Caisse d’escompte rue de Grenelle en 1783. Dans la première moitié du xixe siècle, quelques bâtiments spécifiquement dédiés à l’administration publique sont édifiés, à l’instar du ministère des Affaires étrangères du quai d’Orsay par Jacques Lacornée. Malgré l’uniformisation de leurs aménagements et des tâches qui s’y accomplissent[3], leur architecture extérieure obéit au devoir de monumentalité assigné aux édifices civils. À l’intérieur, la distribution et la dénomination des locaux de direction restent calquées sur les conventions de l’architecture aristocratique (cabinet, antichambres, petits et grands salons), tandis que les ailes de bureaux se banalisent.

Siège du Crédit Lyonnais, 1883 19 boulevard des Italiens, 75002 Paris. William Bouwens van der Boijen, architecte. © Musée Carnavalet / Roger-Viollet Siège du Crédit Lyonnais, 1883 19 boulevard des Italiens, 75002 Paris. William Bouwens van der Boijen, architecte. © Musée Carnavalet / Roger-Viollet
Les transformations haussmanniennes de la seconde moitié du XIXe siècle accompagneront la dissociation décisive du monde des affaires et de la sphère privée. Si les hommes vaquent désormais à l’extérieur de leur foyer[4], il n’existe pas encore d’immeubles spécifiquement dédiés aux activités d’affaires, qui s’exercent tout simplement dans d’autres appartements. Dans les quartiers de l’Opéra ou de la Bourse, des immeubles entiers seront ainsi progressivement détournés de leur fonction première.
Le secteur tertiaire n’existe encore pratiquement pas, et seules les compagnies de chemin de fer et les banques de dépôt[5] édifient des bâtiments spécifiques. Au tournant du siècle, ces banques installent leurs sièges sur les grands boulevards, tels le Crédit Lyonnais (William Bouwens van der Boijen, puis Victor Laloux, boulevard des Italiens, 1878) ou le Comptoir d’escompte (Édouard-Jules Corroyer, rue Bergère, 1882). Occupant des situations stratégiques en angle, leurs façades se plient aux règlements urbains de 1884 et de 1902. Dissimulant le plus souvent leur structure de métal derrière la pierre, ils se distinguent encore peu des autres immeubles parisiens.
Derrière l’Opéra, la Société Générale investit en 1905 un îlot entier, déjà construit de huit luxueux immeubles de rapport interdits de démolition. L’architecte Jacques Hermant s’appuie sur les possibilités techniques du métal et du béton pour y mener une vaste opération de « façadisme[6] » : tandis que leur aspect extérieur est conservé, les immeubles sont évidés et augmentés de plusieurs niveaux de sous-sols. Pour les aménagements intérieurs (terminés en 1911), il s’inspire de techniques et d’équipements vus aux États-Unis : salle des coffres, portes à tambours, décorations en marbre et en bronze.

Siège de la Société Générale, 1912 29 boulevard Haussmann, 75009 Paris. Jacques Hermant, architecte. © Charles Lansiaux / Musée Carnavalet / Roger-Viollet
Outre-Atlantique, l’émergence de la fonction administrative et financière s’est conjuguée à l’invention de l’ascenseur et à la déréglementation des hauteurs pour engendrer quasi automatiquement un nouveau type architectural et immobilier : la tour de bureaux locatifs. La France semble d’abord opérer une certaine résistance, rabattant ce programme nouveau derrière des règles de composition, des dispositifs ou des façades domestiques.
Rompus à l’art de la distribution ou de la composition, les architectes français du tout début du XXe siècle ne sont peut-être pas encore enclins à admettre comme l’Américain Louis Sullivan que l’immeuble de bureaux n’est qu’une « simple résultante de l’action conjuguée de l’investisseur, de l’ingénieur et du constructeur[7] ». Publié en 1896, son article « De la tour de bureaux artistiquement considérée » décrit en effet l’immeuble de bureaux comme un « type parmi tous les autres types d’édifices », se résumant en une division verticale tripartite enserrant « un nombre indéfini d’étages « courants », superposés les uns aux autres, identiques les uns aux autres[8] » entre une base publique commerciale et un attique essentiellement technique.

Garanty Building, 1895 Church and Pearl Streets, Buffalo (NY, USA). Dankmar Adler et Louis Sullivan, architectes. © Wayne Andrews / Esto
Dans cet article, dont le célèbre extrait « Form ever follows function » deviendra par la suite le slogan du fonctionnalisme moderne, Sullivan constate une déprise du plan, à l’œuvre chez les architectes de Chicago, New York ou Detroit. Limités le plus souvent à des rectangles scandés d’une trame régulière de poteaux métalliques et investis, au centre, d’une batterie d’ascenseurs, les plans américains « ressemblent aux alvéoles d’une ruche : juste de simples compartiments, rien de plus ».
Lorsque, quelques années plus tard, le théoricien Julien Guadet enseigne à ses élèves de l’École des beaux-arts les « Nécessités des architectures de bureaux[9] », il s’appuie encore sur la hiérarchisation des espaces et des tâches pour en déduire une sorte d’art du plan à la française[10]. Mais il ne le fait plus que pour les services de direction, tandis que ses préconisations pour les étages courants rejoignent celles de Sullivan. Une trame unique de 3 mètres pouvant régir l’ensemble des locaux, l’enjeu architectural tient désormais, selon Guadet, dans la maîtrise de la répétitivité des façades, d’une monotonie telle « qu’on hésite le plus souvent à aborder ce programme de front, qu’on ruse presque toujours avec ses exigences[11] ».

Larkin Building, 1904 (démoli en 1950) Buffalo, (NY, USA). Franck Lloyd Wright, architecte. © DR Larkin Building, 1904 (démoli en 1950) Buffalo, (NY, USA). Franck Lloyd Wright, architecte. © DR
C’est précisément cette « monotonie » qui sera mobilisée dans les années 1920 par les avant-gardes européennes au nom de l’abstraction. Sans base ni sommet, les gratte-ciel des projets théoriques d’Hilberseimer, van Esteren, Mies van der Rohe ou Le Corbusier semblent désormais dégagés de toute logique de composition, et les distributions intérieures de ces prismes purs ne sont jamais renseignées[12].
En 1925, alors même qu’il élabore dans le détail les plans des habitations de son Plan Voisin pour Paris, Le Corbusier ne précise pas ceux de ses tours de bureaux cruciformes, préférant évoquer le « sentiment » de puissance qu’elles procurent : « De ces bureaux de travail nous viendrait donc le sentiment de vigies dominant un monde en ordre. En fait, ces gratte-ciel recèlent le cerveau de la Ville, le cerveau de tout le pays. Ils représentent le travail d’élaboration et de commandement sur lequel se règle l’activité générale. Tout s’y concentre : des appareils y abolissent le temps et l’espace, téléphones, câbles, radios ; les banques, les opérations commerciales, les organes de décision des usines : finance, technique, commerce[13]. »
Désinvestie de tout enjeu typologique, la valeur de ces gratte-ciel ne se mesurerait plus qu’à l’aune de leur emplacement et de leur surface. À l’instar de Sullivan, qui déclarait trente ans plus tôt n’avoir « nullement l’intention d’entamer un débat sur les conditions de la vie sociale[14] », Le Corbusier n’investit pas doctrinalement ce programme nouveau… si ce n’est en relayant les discours dominants du capitalisme de l’époque.


Les années 30

La construction d’immeubles spécifiques

Immeuble de la First National City Bank, 1929-1931 52-60 avenue des Champs-Élysées, 75008 Paris. André Arfvidson, architecte. L'Architecte, 1932. © DR
En 1932, L’Architecture d’Aujourd’hui se réjouit de la « révolution opérée dans la technique des bureaux », qui réside avant tout selon elle dans la construction d’immeubles spécifiques. « Les bureaux modernes sont à ce point différents des anciens par leur forme, leur agglomération et leur superposition que l’on peut se demander si une telle transformation ne doit pas amener la disparition totale des bâtiments qui n’ont pas été construits spécialement pour cet usage[15]. »
Aux anciennes pièces sombres, encombrées, meublées et décorées d’une manière familiale et accusant la personnalité de leur occupant[16], la revue oppose les vertus fonctionnelles du bureau moderne : « Dans un immeuble spécial pourvu d’un grand vestibule, d’un escalier spacieux et de plusieurs ascenseurs, les bureaux sont disposés régulièrement le long de grandes galeries ; à côté sont les pièces de service, comprenant un office pour les garçons, des toilettes et des W.-C. Les bureaux sont uniformes, d’environ quatre mètres sur six, éclairés d’une manière intense par un vaste vitrage et par l’électricité, chauffés au calorifère, peints, lisses, nets et propres. Les portes en bois vernis, les sols en aggloméré ou en linoléum, tout y est combiné pour la commodité et pour l’hygiène[17]. »
Cette description s’applique parfaitement aux immeubles édifiés dans l’Ouest parisien par Henri Sauvage (rue des Mathurins, 1921), Louis Faure-Dujarric (rue d’Astorg, 1929, ou rue de Lille, 1935) ou Urbain Cassan (avenue Percier, 1928), dont les étages courants répètent sur rue et sur cour un « bureau type » d’environ 4 x 6 mètres. Soucieux d’un éclairage naturel optimal, les architectes modernes dessinent des baies « de deux mètres sur deux [avec] une allège assez haute, de un mètre environ, et placées à environ quinze centimètres du plafond[18] ». Parfois, le bureau est subdivisé de façon à aménager à l’entrée et en second jour « un petit bureau séparé de l’autre par une balustrade, le patron se trouvant près de la fenêtre et son secrétaire près de la porte, en attendant que son travail ou la chance lui donne une meilleure position et aussi plus de responsabilités[19] ». Mise en œuvre dans les années 1920 par Sauvage et Faure-Dujarric, cette alcôve disparaît des plans dans la décennie suivante, la distribution des étages courants ne dénotant plus désormais de partition hiérarchique.
Plus généralement, la hiérarchisation opère verticalement : les derniers niveaux, en retrait et donc pourvus de terrasses, sont réservés aux directions, tandis qu’au rez-de-chaussée, les cours sont couvertes pour former de grands halls, dévolus dans certains cas aux dactylos et à leurs bruyantes machines à écrire.

Tout en précisant que « les façades sont trop affaire du goût personnel du créateur pour que l’on puisse avoir une règle certaine[20] », L’Architecture d’Aujourd’hui ne publiera dans les années 1930 que des projets « modernes ». Mais, dans le même temps, continue à se développer une série d’immeubles d’angle et d’îlots-blocs, dans le sillage de ceux édifiés avant guerre. Les architectes de ces « buildings » déclinent le registre d’une monumentalité métropolitaine[21] selon des motifs industriels (Adolphe Bocage, 8-10, rue du Renard, 1919), classiques (André Arfvidson, 52-60, avenue des Champs-Élysées, 1931), colossaux (Charles Letrosne et Joseph Marrast, 16, boulevard des Italiens, 1932) ou Art déco (Raymond Février, 21, rue de Châteaudun, 1933), dans la lignée des buildings américains (Shell, Lucien Bechmann et Roger Chatenay, 40-44, rue Washington), mais toujours soumise aux plafonds des hauteurs du règlement urbain de 1902.
Tous styles confondus, la trame qui régit le dessin des façades (3 à 4 mètres) diffère d’abord peu de celle des immeubles d’habitations. Mais L’Architecture d’Aujourd’hui remarque que l’entraxe de « seulement 1 m 50 » des meneaux du Palacio (Marcel Hennequet, 11, rue Tronchet, 1933) « facilite le déplacement des cloisons entre les bureaux[22] ». En 1932, pour les mêmes raisons, Henri Bard et Julien Flegenheimer ont adopté cet écartement de 1,50 mètre au 48-50, boulevard des Batignolles, en le soulignant de larges meneaux placés dans le plan de la façade. Deux ans plus tard, toujours par souci de souplesse des partitions intérieures, Urbain Cassan resserre cette trame à 1 mètre pour le siège de la Compagnie parisienne de distribution d’électricité (19, rue de Vienne), neutralisant ce faisant la façade selon un principe de grille modulaire qui se généralisera après guerre.


Les années 1950

L’alliance du management et du fonctionnalisme

Immeuble administratif Air France, 1958-1960 Rues de l’Espagne et Henri-Farman, 94310 Orly. Édouard Albert, architecte / Jean-Louis Sarf, ingénieur Coll. © Centre Pompidou Bibliothèque Kandinsky
Dans les années 1950, toutes les théories du management prônent les vertus de l’organigramme pour organiser le travail administratif. Ce schéma, qui cartographie le circuit de la décision et de l’information tout en restituant la pyramide hiérarchique, est repris sans discernement par les architectes fonctionnalistes qui en font une sorte de modèle de distribution absolu : « Le plan doit donc être compact et ordonné à partir des centres, c’est-à-dire des “chefs de service”. La distribution doit se calquer sur l’organigramme très variable dans le temps, définissant les positions relatives des personnes et des services […]. Le récent principe d’organisation du type “Staff and Line” définit un schéma de fonctionnement qui doit logiquement être reproduit dans l’espace par la construction. Au sommet, l’“état-major”, peu nombreux, est au calme, très équipé mais libre de ses mouvements. Sur les axes verticaux de circulations se greffent les directions, et le personnel de chaque direction est réparti à chaque étage[23]. »

Immeuble administratif Air France, 1958-1960 Rues de l’Espagne et Henri-Farman, 94310 Orly. Édouard Albert, architecte / Jean-Louis Sarf, ingénieur Coll. © Centre Pompidou-Bibliothèque Kandinsky Immeuble administratif Air France, 1958-1960 Rues de l’Espagne et Henri-Farman, 94310 Orly. Édouard Albert, architecte / Jean-Louis Sarf, ingénieur Coll. © Centre Pompidou-Bibliothèque Kandinsky
Les positions relatives des employés, cadres et dirigeants se traduisent donc dans la répartition des emplacements, mais aussi dans la surface allouée à chacun. Formulée dans les années 1920 par les architectes modernes pour développer des programmes d’habitation de masse, l’idée d’une « cellule minimum » est désormais appliquée aux bureaux. La largeur de la cellule minimum varie désormais proportionnellement au rang et aux responsabilités de son (ou ses) occupant(s), et les locaux sont dans leur ensemble issus de la déclinaison d’une travée de base : la « demi-cellule » du moins gradé des employés est large de 1,50 mètre seulement.
Les architectes prônent cette logique par trame comme un argument d’économie d’anticipation : compacts et sans espace superflu, leurs plans sont censés s’adapter à toutes les évolutions ultérieures d’organigramme, grâce aux nouvelles cloisons mobiles. « Toutes les dispositions constructives doivent permettre la souplesse d’adaptation pour ne jamais perdre de place. […] Cette compacité maximum doit se maintenir dans le temps malgré l’évolution de l’organigramme qui dicte la distribution. Le plan tramé est donc inévitable et sa conception n’est pas une nouveauté : elle était déjà proposée par Guadet à Paris ou par Sullivan à Chicago dès 1880[26]. » En 1959, L’Architecture d’Aujourd’hui se félicite de cette « méthode nouvelle de la cloison mobile sur trame », grâce à laquelle « le schéma d’un service administratif, officiel ou privé, ne varie plus guère dans le monde[25] ». La plupart des concepteurs s’y soumettront sans question, reconduisant à mesure des plans types et des façades « style international », compatibles avec les catalogues standardisés de panneaux et de menuiseries.
Seul peut-être Édouard Albert fera de ce système le support d’une véritable investigation formelle et constructive. Pour l’Épargne de France (85, rue Jouffroy-D’Abbans, 1955) ou le bâtiment administratif de l’aéroport d’Orly (1960), il met au point des structures métalliques constituées de tubes minces, disposés selon des trames très serrées (respectivement 1,22 mètre et 1,40 mètre), qui portent la façade par son nu extérieur.

Caisse centrale de réassurance, 1955-1958 37, rue de la Victoire, 75009 Paris. Jean Balladur et Benjamin Lebeigle, architectes Coll. © Pavillon de l’Arsenal Coll. Centre Pompidou MNAM-CCI, diffusion RMN
D’autres, à l’instar d’un Jean Balladur qui l’augmentera à 1,75 mètre pour « ordonner le tracé régulateur de ses façades aux proportions du Modulor[26] », investiront cet « art de la trame » comme un travail plastique abstrait dans le sillage des projets américains de Mies van der Rohe.
En novembre 1956, une quarantaine d’architectes et une quinzaine d’ingénieurs « spécialisés dans les questions d’aluminium » (et donc vraisemblablement proches de Jean Prouvé) sont invités aux États-Unis par L’Aluminium français pour découvrir les dernières réalisations américaines en matière d’immeubles de bureaux. Alternant la visite des plus grandes fabriques de profilés au monde et une rencontre avec Mies van der Rohe en personne, ce voyage marquera durablement ses participants. Dans un compte rendu publié l’année suivante, Raymond Lopez qualifiera la Lever House (SOM, New York, 1952) de « meilleur bâtiment du monde[27] », et s’extasiera devant les 20 000 m2 de Wall Span du Seagram Building de Mies van der Rohe, en cours d’achèvement, qui fera la couverture des revues d’architecture françaises en 1958. Impressionnés par la sophistication des détails de « cette architecture toute de transparence », les architectes français découvrent le temps et les moyens alloués à leurs confrères américains pour la mise au point de leurs façades dans un partenariat fructueux avec les ingénieurs des filières industrielles. Ils envient aussi l’« heureux pays où la compétition commerciale emploie la splendeur des constructions comme publicité » et voient la commande corporate sous les traits d’un « mécénat comparable à celui des grandes familles de la Renaissance italienne[28] ». Ils retiennent enfin la leçon de Mies van der Rohe qui enseigne aux étudiants l’harmonie des proportions via des compositions abstraites « de lignes et de surfaces ».

L’influence américaine est particulièrement lisible dans les structures métalliques et les murs-rideaux de la Caisse centrale de réassurance (Jean Balladur, 37, rue de la Victoire, 1956) et de la Caisse centrale d’allocations familiales (Raymond Lopez, 18-26, rue Viala, 1959). Leurs profilés et panneaux verriers émaillés ont été élaborés et exécutés sur mesure par de grands industriels comme Saint-Gobain, qui confie la même année la réalisation de son siège à Neuilly-sur-Seine à André Aubert et Pierre Bonnin. Tandis que murs-rideaux et panneaux métalliques se généralisent en façade, le béton reste dominant en ce qui concerne les structures, et les années 1950 et 1960 légueront à Paris quelques très belles réalisations hybridant les deux techniques, de la Fédération nationale du bâtiment (Raymond Lopez, avec Jean Prouvé, 7, rue La Pérouse, 1951) à l’Agence France-Presse (Robert Camelot, 11, place de la Bourse, 1955). À l’intérieur, la quête d’une liberté absolue du cloisonnement contraint non seulement le dessin des plans ou des façades, mais aussi celui du mobilier. Désormais fabriquées en série, les cloisons amovibles doivent pouvoir être interchangeables avec placards ou portes, ce qui conduit à limiter l’ensemble des aménagements intérieurs à un nombre restreint d’éléments, eux-mêmes réduits à quelques types. Cette réflexion enchantera d’abord toute une génération d’architectes, marquée par l’idée du mobilier standard développée par Le Corbusier depuis les années 1920[29] : dessinant de très beaux éléments de mobilier cloisonnant (meubles boxes, placards suspendus, etc.), ils réaliseront ensuite avoir ainsi « fait le lit des produits de catalogue[30] », qui dessaisiront progressivement les architectes de la conception du mobilier.


Trente Glorieuses

Redéploiement géographique et nouvelles formes urbaines

Siège du Partie communiste français, 1968-1971. 2 place du Colonel-Fabien, 75019 Paris. Oscar Niemeyer, architecte en f-chef ; Paul Chemetov et Jean Deroche, architectes , Jean Prouvé, ingénieur. © Archives Saint Gobin / Tour de bureaux Nobel, 1966. 1 terrasse Bellini, 92400 La Défense. Jean de Mailly et Jacques Depussé, architectes ; Jean Prouvé, ingénieur. © institut pour l'histoire de l'aluminium
Tandis que les réalisations d’avant-guerre se concentraient dans les beaux quartiers du Paris intramuros, les programmes des années 1950 investissent les arrondissements périphériques et les communes des banlieues Ouest et Sud. Sièges privés et centres administratifs vont chercher à Neuilly, Clamart, Orly ou Fontenay-aux-Roses les surfaces de terrain qui leur font défaut à Paris pour déployer des bâtiments à quatre façades, sous formes de plots ou de barres affranchis de la complexité du parcellaire de la capitale. Les questions de l’accessibilité (ferroviaire et automobile) et du stationnement se posent désormais de manière aiguë dans les zones d’affaires de la capitale. Quant aux architectes, ils ont retenu de leurs voyages aux États-Unis l’importance accordée par « la puissance qui commande, et plus vulgairement qui paie[31] » à la perception de la silhouette globale des immeubles, comme un gage de standing et de force économique. À l’instar de leurs aînés dans les années 1920, ils invoquent des quartiers d’affaires constitués de gratte-ciel pour libérer Paris de sa sclérose[32].
Préfiguré dès 1955 par Raymond Lopez et Michel Holley dans leur étude prospective sur « L’Espace parisien » et entériné par le Plan d’urbanisme directeur de 1961[33], l’urbanisme des principaux secteurs de rénovation des Trente Glorieuses se caractérisera par d’importants remembrements parcellaires et un déplafonnement des hauteurs. Les programmes de bureaux peuvent désormais être édifiés sous la forme d’objets isolés : des tours et des barres montées sur des socles, abritant un centre commercial pour les plus hautes (tour Maine-Montparnasse, Eugène Beaudouin, Urbain Cassan, Louis Hoym de Marien, Roger Saubot, place Raoul-Dautry, 1972) ou des équipements et services internes à l’entreprise pour les plus modestes (banque Rothschild, Max Abramovitz et Pierre Dufau, 21, rue Lafitte, 1969).
À l’ouest, Robert Camelot, Bernard Zehrfuss et Jean de Mailly proposent dès 1956 d’implanter de grands immeubles de bureaux le long de l’avenue de Neuilly, en prolongement de l’axe royal. En 1958, l’idée évolue vers celle d’un nouveau quartier d’affaires, constitué de tours élevées sur une vaste dalle ceinte d’une autoroute périphérique. À La Défense, la conception de la première tour est confiée à Jean de Mailly et Jacques Depussé, épaulés par Jean Prouvé pour l’ingénierie. Contreventée et organisée autour d’un noyau central de béton abritant circulations verticales et locaux aveugles, la tour Initiale (1966) est pourvue d’une structure périphérique en acier qui dégage ses vastes plateaux de tout point porteur et suspend un élégant mur-rideau aux angles arrondis.
La complexité technique et réglementaire de l’édifice a conduit la société commanditaire à faire appel à un « mandataire constructeur », inaugurant un principe de délégation de maîtrise d’ouvrage qui se généralisera par la suite.


Années 1970

Management par objectifs et bureaux paysagers

Usine Pernod, 1970-1975. 120 avenue du Maréchal-Foch, 94000 Créteil. Jean Willerval, architecte. DR
Dans les années 1960, puis 1970, une nouvelle catégorie d’employés et de dirigeants salariés du tertiaire émerge, qui se substitue progressivement à l’ancienne bourgeoisie patrimoniale et au tissu des entreprises familiales. Le malaise de ces « cadres » face au gigantisme bureaucratique et leur aspiration à participer au système de décision conduisent à renouveler les formes de management. Structures hiérarchiques moins pyramidales, décentralisation des services, méritocratie et direction par objectifs plutôt que par rentabilité immédiate caractérisent ce management qui entend valoriser les relations humaines. L’entreprise est considérée comme un work flow : un système de communication dont il s’agit d’optimiser la fluidité.
Au nom de cette fluidité nouvelle, deux consultants allemands, les frères Schnelle, proposent dès la fin des années 1950 l’idée du « bureau paysager » qui supprime les pièces individuelles au profit de vastes plateaux ouverts, afin d’optimiser la circulation des informations et des documents.
À mesure de la généralisation des bureaux paysagers, les architectes se verront progressivement dessaisis de certaines de leurs attributions au profit de nouveaux intervenants : l’organisation spatiale des services est désormais confiée à des space-planners et la décoration à des architectes d’intérieur, qui puisent à leur tour dans les catalogues de fabricants de mobilier modulaire tels que Knoll, Herman Miller, Marcatré ou Steelcase. En 1973, L’Architecture d’Aujourd’hui[34] détaillera sans état d’âme ce nouveau processus de conception qui consiste à définir d’abord des schémas d’aménagement intérieur, que les architectes n’ont plus ensuite qu’à envelopper de leurs façades[35].En réaction à cet appauvrissement typologique et à cette déprise du plan, certains architectes mènent des investigations alternatives, tel le Néerlandais Herman Hertzberger, qui construit en 1974 à Apeldoorn l’important programme de bureaux du Centraal Beheer. Sous la forme d’une nappe horizontale, il y déploie une organisation cellulaire où chaque poste de travail est construit « en dur », articulée par un système de relations précises[36]. En définissant Central Beheer comme « un lieu de travail où chacun se sent chez soi » et « une maison pour 1 000 personnes », Hertzberger convoque expressément, tout en la réactualisant, la référence domestique, écartée par les fonctionnalistes depuis les années 1920. D’autres architectes, tel Norman Foster en Grande-Bretagne, se concentrent, eux, sur des questions technologiques pour renouveler l’architecture des bâtiments de bureaux. L’avènement des premiers ordinateurs, la généralisation des systèmes de climatisation et de refroidissement, ainsi que le câblage téléphonique et électrique de chaque poste de travail, conduisent les architectes high-tech, dans le sillage de la réflexion entamée par Reyner Banham, à réinterroger la relation entre la structure et les gaines techniques du bâtiment. Pour le siège d’IBM à Cosham, Norman Foster développe en 1971 une structure flexible à partir d’un module carré de 8 mètres de côté, composée de poutres treillis et de colonnes creuses servant de gaines aux câbles électriques et téléphoniques[37]. Il investit ce faisant les problématiques encore émergentes de l’« immeuble intelligent » et de la distinction entre le hard et le soft, qui domineront la décennie suivante.

Service central de la mécanographie et des ensembles électroniques de gestion d'EDF, 1962-1964 (à gauche) et ensemble administratif et technique d'EDF, 1963-1976. 92130 Issy-les-Moulineaux. Atelier de Montrouge : J. Renaudie, P. Riboulet, G. Thurmauer et J. L. Véret, architectes. © CNAM / SIAF / Cité de l'architecture et du patrimoine / Archives d'architecture du XXe siècle. Service central de la mécanographie et des ensembles électroniques de gestion d'EDF, 1962-1964 (à gauche) et ensemble administratif et technique d'EDF, 1963-1976. 92130 Issy-les-Moulineaux. Atelier de Montrouge : J. Renaudie, P. Riboulet, G. Thurmauer et J. L. Véret, architectes. © CNAM / SIAF / Cité de l'architecture et du patrimoine / Archives d'architecture du XXe siècle.
Moins encline à l’expérimentation typologique ou technologique, la France connaît dans les années 1960 et 1970 une homogénéisation de ses architectures tertiaires, qui ne se différencieront plus guère qu’aux motifs de leurs façades.
L’aménagement, en deux phases, du site d’EDF à Issy-les-Moulineaux par l’Atelier de Montrouge est tout à fait représentatif des évolutions à l’oeuvre, bien que sa qualité de conception et d’exécution le place au-dessus de la production moyenne de l’époque. La première petite tour, construite en 1962, est revêtue d’un mur-rideau et suspendue en retrait d’une structure métallique. La seconde, édifiée en 1976 (aujourd’hui démolie), est deux fois plus haute et organisée selon un plan cruciforme. En façade, des panneaux préfabriqués en Inox procurent l’effet « nid-d’abeilles » caractéristique de la période postérieure au premier choc pétrolier de 1973.
Les murs-rideaux en verre cèdent leur place aux panneaux en béton architectonique ou en fonte d’aluminium moulée (André Biro et Jean- Jacques Fernier, 40, rue René-Boulanger, 1972), dont les dessins galbés ou anguleux procurent, selon le talent de leurs concepteurs, d’heureux effets cinétiques (Noël Le Maresquier et Pierre-Paul Heckly, 39, quai André- Citroën, 1972) ou de tristes quadrillages de joints. Quelques équipes continuent cependant d’investir les possibilités plastiques des structures métalliques (Michel Andrault et Pierre Parat, Havas, Neuilly-sur-Seine, 1972) ou du mur-rideau, à l’instar de Jacques de Brauer qui conçoit une magnifique façade de verre plissée (86, rue Regnault, 1976).


Années 1980

Incertitudes et prospective

Réhabilitation du site industriel Schlumberger, 1981-1984. Avenue Jean-Jaurès, Montrouge. Renzo Piano Building Workshop, architecte ; Peter Rice, ingénieur structure ; Alexandre Chemetoff, paysagiste. Compteurs Montrouge-Schlumberger, maître d'ouvrage. © Michel Deancé.
Les années 1980 sont à la fois celles du rejet des modèles antérieurs et de l’expectative quant aux évolutions à venir. En 1981, Techniques & Architecture déplore la généralisation des bureaux paysagers et la très grande banalisation de leurs espaces intérieurs : « On ne peut que constater la profonde dichotomie qui existe entre la construction du bâtiment et l’aménagement intérieur [...]. L’espace bureau est devenu une surfaceentité sans forme, sans frontière, que l’on développe au hasard des diagrammes et des organigrammes. Le tout enveloppé dans une peau qui n’est caractérisée que par référence aux divers courants architecturaux[38]. » Les quelques expériences alternatives développées au cours de la décennie précédente n’ont pas essaimé en France, ni dans le sillage topologique d’un Hertzberger ni dans celui, constructif, du high-tech anglais qui continuera à développer ses modèles, de Londres (Richard Rogers, Lloyds, 1986) à Hong Kong (Norman Foster, Hong Kong and Shanghai Bank, 1986). Seul peut-être François Deslaugiers cherche, avec son Centre des impôts (Nemours, 1980), à réconcilier flexibilité et architecture en repensant l’indépendance de tous les composants du bâtiment : structures, membranes et fluides. Il ne sera pas suivi dans cette voie et n’obtiendra pas non plus les commandes qui lui permettront de poursuivre cette investigation.
Tandis que les bureaux d’études continuent à s’interroger sur les « immeubles intelligents » et les économies d’énergie, l’avènement des « nouvelles technologies » est au coeur des préoccupations : le musée des Arts décoratifs[39] et le Centre Pompidou[40] consacrent des expositions à cette question, qui fait également l’objet de deux cessions du concours Programme Architecture Nouvelle (PAN), en 1985 et 1988[41].
En 1985, le colloque « Prospective 2005 » organisé par le Commissariat au plan et le CNRS[42] interroge les principaux enjeux posés par les changements technologiques, et plus particulièrement par ce que l’on nomme encore la « bureautique ». Si les spécialistes prédisent que chaque employé de bureau bénéficiera d’un « poste informatisé multifonctions » dès 1996 (contre un pour huit en 1985), les avis divergent encore sur le type de matériel qui sera utilisé à l’horizon 2005. Chacun disposera-t-il d’une unique station de travail multifonctions ou, au contraire, de deux ou trois postes hyperspécialisés ? Cette dernière hypothèse étant alors considérée comme la plus probable, on prévoit que la surface des postes de travail augmentera d’au moins 20 % et que leur « ergonomie » sera profondément révisée. Durant la décennie 1980, l’incertitude dépasse la simple question de l’environnement de travail pour se porter sur des enjeux plus structurels, sur les conditions mêmes du travail : combien d’heures hebdomadaires passera-t-on au bureau lorsque la puissance de traitement des ordinateurs individuels sera 100 000 fois plus élevée ? La transmission des informations sous forme numérique abolira-t-elle définitivement les frontières entre domicile et travail ?

Ministère de Finances, 1982-1988. 139 rue de Bercy, 75012 Paris. Paul Chemetov et Boraj Huidobro, architectes / Ministère de l'Economie, des Finances et de la Privatisation, maître d'ouvrage. DR / La Grande arche, 1989. Parvis de la Défence, 92030 La Défence. Johan Otto van Spreckelsen, architecte en chef, Peter Rice, ingénieur, SAEM "Tête Défence", maître d'ouvrage, EPAD, aménageur. © EMOC
En attendant que la révolution informatique advienne, les programmes architecturaux des années 1980 se distinguent essentiellement de ceux des décennies précédentes par leur logique d’implantation. Tandis que les sites de fabrication continuent à être délocalisés vers la grande périphérie, les édifices industriels du XIXe siècle sont désormais valorisés, donc valorisants. Des sociétés choisissent d’y installer leurs sièges sociaux et en confient la reconversion à des architectes qui se sont déjà distingués dans la conception de programmes culturels dans le cadre d’une commande publique : Renzo Piano pour Schlumberger (Montrouge, 1983), puis Reichen et Robert pour la transformation de la chocolaterie Menier en siège de Nestlé France (Noisiel, 1988-1996)[43].
À des échelles plus restreintes, les entreprises de presse et de publicité investissent les ateliers (Actuel, Canal, 1981), garages (Libération, Canal, 1987) et pavillons (Atya, Franck Hammoutène, 1986) des tissus faubouriens. Confiées à de jeunes architectes, ces reconversions et extensions participent pour les sociétés commanditaires à l’élaboration d’une image de marque décalée, qui récupère les codes de la contre-culture de la décennie précédente.
Du côté de la commande d’État, les programmes de bureaux sont au coeur de quelques grands projets d’aménagement des années Mitterrand. À Bercy ou à La Défense, les 150 000 m2 du ministère des Finances (Paul Chemetov et Borja Huidobro, 1989) et les 123 000 m2 de la Grande Arche (Otto von Spreckelsen, 1989), puis les 120 000 m2 des Collines (Jean-Pierre Buffi, 1991) font l’objet de concours qui mobilisent, en 1983 et 1986, les architectes du monde entier. Les dimensions et les positions symboliques de ces programmes conduisent les candidats à décliner le registre monumental dont ils s’attachent à renouveler les formes et les codes, au détriment, peut-être, d’investigations typologiques plus prospectives. La Ville de Paris n’est pas en reste, qui s’appuie elle aussi sur l’immobilier tertiaire pour l’aménagement de secteurs alors en pleine reconfiguration : 60 000 m2 au Ponant (Olivier-Clément Cacoub, 1989), 50 000 m2 sur la dalle de couverture de la gare Montparnasse (Jean Willerval, 1991). Fidèles à la tradition de l’École des beaux-arts, ces architectes y conjuguent une architecture banalisée d’atriums et de verre miroir avec de grandes compositions axées.
La volonté de « faire site » à partir de leurs programmes de bureaux est également à l’oeuvre du côté de certaines firmes privées, qui entendent bien intégrer l’architecture de leurs sièges sociaux à des stratégies corporate plus globales. C’est le cas notamment de Bouygues qui confie à Kevin Roche les 30 hectares de son site Challenger dans la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines. Plus généralement, l’achèvement de leurs gros travaux d’infrastructure et de transport permet aux villes nouvelles d’arguer de leur accessibilité, par les autoroutes ou les RER, auprès des promoteurs et des investisseurs qui édifient, dès 1986, de vastes ensembles tertiaires « en blanc » à Marne-la-Vallée, Saint-Quentin ou Cergy-Pontoise.


Années 1990

Inventions en temps de crise

Reconversion d'un immeuble de bureaux en logements, 1996. 22 rue Boileau, 75016 Paris. Atelier Lion Associés, architectes / RIVP, maître d'ouvrage. Reconversion d'un immeuble de bureaux en logements, 1996. 22 rue Boileau, 75016 Paris. Atelier Lion Associés, architectes / RIVP, maître d'ouvrage.
À partir de la seconde moitié de la décennie 1980, la mondialisation se traduit par l’accélération du rythme des cycles conjoncturels où périodes prospères alterneront avec années de crise. Alors que la conjoncture était particulièrement porteuse entre 1986 et 1990, le marché immobilier s’essouffle dès 1990 pour s’enliser ensuite dans une crise rendue encore plus aiguë par la première guerre du Golfe, en 1991. La phase de dynamisme précédente s’étant traduite par une hausse significative du total des surfaces placées et par des demandes portant sur des surfaces unitaires plus importantes (souvent plus de 5 000 m2)[44], les promoteurs se retrouvent, au seuil des années 1990, avec de grands stocks de bureaux qui ne trouvent pas preneurs. Pour la première fois, on évoque des « friches tertiaires », et le ministère du Logement s’interroge sur la possibilité de convertir les millions de mètres carrés vacants en habitations[45].
Un premier rapport quant aux contraintes typologiques, techniques et réglementaires d’une telle hypothèse est commandé en 1993 à l’architecte Bernard Reichen. Une étude approfondie sur « l’avenir du parc de bureaux vacants[46] » conduite ensuite par Jacques Darmon annonce que le stock (qui atteint 5 millions de mètres carrés vacants en 1995) pourrait mettre vingt à trente ans à se résorber et propose la conversion de 500 000 m2 de bureaux en logements à Paris. Outre les aspects purement réglementaires, cette transformation soulève la question de la compatibilité des trames et des épaisseurs inhérentes aux deux programmes. Quelques architectes relèveront le défi. Dans des opérations promues par la RIVP (Régie immobilière de la Ville de Paris), ils revisiteront ainsi tous les âges du bâtiment de bureaux : hôtel particulier du XVIIIe siècle par Reichen et Robert (30, rue du Faubourg-Poissonnière, 1995), bureaux de la Compagnie française de pétrole de 1954 par Yves Lion (22, rue Boileau, 1996), immeuble à structure métallique des années 1970 par Patrick Colombier et Danièle Damon (133, rue du Chevaleret, 1995).
Autre conséquence de la crise conjoncturelle, promoteurs et investisseurs se rabattent sur la valeur d’adresses prestigieuses intramuros. Ils s’appuient sur l’interprétation d’un article du POS de Paris de 1989 qui consacre le « COS de fait » pour se lancer dans de vastes opérations de façadisme consistant à conserver l’enveloppe du bâtiment pour s’octroyer la totalité des surfaces anciennes sans acquitter de surtaxe. Les projets de Jean- Jacques Ory (Swiss Life, 86, boulevard Haussmann) ou d’Anthony Bechu (îlot Édouard 7, 1997) ne conservent des îlots haussmanniens que leurs façades extérieures et restructurent entièrement l’intérieur. Ces chantiers, spectaculaires, mettent en jeu des savoir-faire d’une haute technicité, tant pour le maintien des façades dans le vide que pour la reprise en sous-oeuvre des bâtiments. S’ils bénéficient d’un accueil contrasté dans les milieux de l’architecture et de l’urbanisme français – certains déplorant l’image d’une ville taxidermée[47] –, leurs architectes en exporteront ensuite le principe jusqu’en Asie ou en Extrême-Orient.

Siège de l’agence de publicité CLM/BBDO, 1992 Rue Pierre Poli et 2, allée des Moulineaux, 92130 Issy-les-Moulineaux Jean Nouvel, Emmanuel Cattani & Associés Philippe Michel, GESTEC, maître d’ouvrage. © Georges Fessy
Toujours dans les années 1990, quelques bâtiments de bureaux isolés, d’amplitude bien moindre que ceux de la décennie précédente, négocient en bonne intelligence avec l’exiguïté ou la géométrie complexe des parcelles et la particularité de leur situation, tel le siège de Dalkia par Jean Nouvel à l’île Saint-Germain en 1992. D’autres architectes se servent du programme « neutre » du bureau pour déployer d’autres positions sur la ville, sa réglementation gabaritaire (du Besset-Lyon, Le Monde, 15, rue Falguière, 1990 ; Philippe Gazeau, 16-18, quai de la Loire, 1999) ou sa relation avec la banlieue (Yves Lion, 11-19, avenue de la Porte-d’Italie, 1993).


Après 1997

De nouveaux enjeux…

En 1997, lorsque l’activité immobilière amorce son nouveau cycle, la révolution informatique est accomplie : toutes les entreprises sont désormais connectées à Internet et équipées de postes informatiques individuels. La même année, le premier traité international visant à la réduction des émissions de gaz à effet de serre est signé à Kyoto. Il augure une période nouvelle d’investigations : le bilan énergétique des bâtiments et la performance de leurs enveloppes sont désormais au coeur des préoccupations des architectes et des bureaux d’études techniques. Les stratégies managériales aussi ont évolué, qui invoquent désormais un « management par projet » basé sur l’« épanouissement personnel » des cadres, avec pour maîtres mots la créativité, la réactivité et la flexibilité. Dans ses locaux de l’avenue George-V, Andersen Consulting (aujourd’hui Accenture) invente le bureau virtuel. Partant du principe que ses consultants passent 80 % de leur temps de travail chez les clients et travaillent désormais sur des ordinateurs portables connectés en réseau, l’entreprise parie sur la suppression de l’idée même de poste de travail. Ses cadres se voient attribuer chaque jour une place différente dans un immeuble transparent conçu à la manière d’une vaste salle de réunion[48]. Annoncé dans la presse comme l’amorce du déclin définitif de l’immeuble de bureaux, ce principe du flex office, qui économise encore plus de surface mais oblige chacun à travailler constamment sous le regard de tous, se répandra rapidement dans les décennies suivantes.


Publié dans l'ouvrage « Work in process » édité par le Pavillon de l'Arsenal en 2012.


Soline Nivet
Soline NIVET est architecte DPLG, docteure et habilitée à diriger des recherches en en architecture. Professeure et chercheure à l'ENSA Paris-Malaquais (laboratoire ACS – UMR Ausser, Cnrs 3329), elle défend une position volontairement transversale, entre théorie et pratique, recherche et métier, histoire et actualité, car tels sont les territoires de l’architecture aujourd’hui. Commissaire d’expositions et critique d’architecture elle est aussi l’auteure de documentaires et créations radiophoniques pour Arte et France Culture, ainsi que de plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur les transformations récentes de la métropole parisienne.




1. Voir Natacha Coquery « Patrimoine privé, patrimoine public : la reconversion de l’hôtel aristocratique parisien en bureaux au XVIIIe siècle », in Daniel J. Grange et Dominique Poulot (dir.), L’Esprit des lieux. Le patrimoine et la cité, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1997 p. 377-390.
2. Natacha Coquery, « De l’hôtel aristocratique aux ministères : habitat, mouvement, espace à Paris au XVIIIe siècle », thèse de doctorat, université Paris 1, janvier 1995.
3. Minutieusement décrites par Honoré de Balzac in La Comédie humaine, VII : Études de mœurs : Scènes de la vie parisienne [1844], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 954-956. Notons qu’au cours de la même décennie, Herman Melville décrit dans Bartleby le travail répétitif des copistes d’un bureau de Wall Street. In Herman Melville, Bartleby, une histoire de Wall Street [1853], Paris, Allia, 2004.
4. Voir Walter Benjamin, « Louis-Philippe ou l’intérieur », in Paris, capitale du XIXe siècle [1939], Paris, Allia, 2003.
5. Voir Bernard Marrey, « Banques et bureaux », in Le Fer à Paris. Architectures, Paris, Pavillon de l’Arsenal, Picard, 1989, p. 64-65.
6. Ce terme se généralisera dans les années 1990 pour décrire les opérations consistant à conserver les façades tout en vidant l’intérieur d’immeubles de logements transformés en immeubles de bureaux.
7. Louis Sullivan, Form follows Function. De la tour de bureaux artistiquement considérée [1896], Paris, éditions B2, 2011.
8. Ibid.
9. Julien Guadet, Éléments et théorie de l’architecture, t. iii, Paris, Aulanier, 1901.
10. À ce sujet, voir Jacques Lucan, Composition, non-composition. Architecture et théories, XIXe-XXe siècles, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2009.
11. Julien Guadet, Éléments et [...], op. cit., p. 398.
12. Voir Soline Nivet, « Formes habitables », in L’Invention de la tour européenne, Olivier Namias et Ingrid Taillandier (dir.), Paris, Pavillon de l’Arsenal, Picard, 2009, p. 205.
13. Le Corbusier, Urbanisme, Paris, Crès, 1925 ; rééd. Paris, Vincent, Fréal et Cie, 1966, p. 177.
14. Louis Sullivan, Form follows Function [...], op. cit.
15. L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 3, avril 1932.
16. « [...] une cheminée, des vitrines, des bibelots, des tableaux au mur », in L’Architecture d’Aujourd’hui, ibid.
17. Idem.
18. Idem.
19. Idem.
20. Idem.
21. Voir Éric Lapierre, Guide d’architecture, Paris 1900-2008, Paris, Pavillon de l’Arsenal, 2008
22. L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 8, septembre 1933, p. 64.
23. 
René-A. Coulon et Paul Genes, « L’architecture des ensembles administratifs », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 82, février-mars 1959.
24.
Idem.
25. Idem.
26. «Tout était prétexte à recherches, entretien avec Jean Balladur », Le Moniteur Architecture AMC, n° 32-33, juin-juillet 1992.
27.Raymond Lopez, « USA. La leçon de Mies van der Rohe », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 70, janvier 1957.
28.Ibid.
29. Le Corbusier, « Besoins types, meubles types », L’Art décoratif aujourd’hui, Paris, Crès, 1925.
30.«Tout était prétexte à recherches, entretien avec Jean Balladur », art. cit.
31. Raymond Lopez, « USA. La leçon de Mies van der Rohe », art. cit.
32. « À l’échelle de l’urbanisme », in René-A. Coulon et Paul Genes, « L’architecture des ensembles administratifs », art. cit.
33. Voir Olivier Namias, « Essor de l’urbanisme vertical à Paris, 1945-1976 », in Olivier Namias et Ingrid Taillandier (dir.), L’Invention de la tour européenne, op. cit. Pour le détail des débats règlementaires sur les hauteurs à Paris, voir Jean Castex et Rémi Rouyer, Les Tours à Paris, bilan et prospectives, Paris, Apur, 2003.
34. « Étude et aménagement des bureaux-paysages », L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 165, janvier 1973.
35. La montée en puissance des space-planners aux États-Unis est également liée à une structure de maîtrise d’ouvrage qui gagnera progressivement la France jusqu’à la dominer aujourd’hui. Produits par des promoteurs et financés par des investisseurs, les immeubles de bureaux ne sont pas directement « commandés » par les sociétés qui les occuperont. Celles-ci font donc appel aux space-planners pour adapter aux spécificités de leur organisation interne les espaces neutres (ou « bureaux en blanc ») des builders.
36. Cette démarche, qui rapatrie des configurations urbaines – rues, places, seuils – à l’intérieur même des bâtiments, s’inscrit dans la continuité des propositions formulées dès 1953 par les architectes du Team X pour compenser les simplifications morphologiques de l’urbanisme moderne. Elle sera mise en oeuvre en France au tournant des années 1970, mais plutôt pour des programmes de logements ou d’écoles.
37. Voir L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 165, janvier 1973.
38. « Architectures de bureaux, un bilan et des tendances », Techniques & Architecture, n° 337, septembre 1981.
39. L’Empire du bureau : 1900-2000, musée des Arts décoratifs, Paris, Berger-Levrault, 1984.
40. Lieux ? de travail, Galerie du CCI, Centre Pompidou, Paris, éditions du Centre Pompidou, 1986.
41. Pan Bureau, 1985 et 1988, Ministère de l’Équipement, du Logement, de l’Aménagement du Territoire et des Transports.
42. Colloque des 27-28 novembre 1985, préparé par sept missions : évolution du travail, informatique, matériaux, communications, biotechnologies, ressources culturelles, consommation.
43. Vingt ans plus tard, les mêmes agences seront sollicitées pour installer respectivement le siège français de Virgin-EMI dans un ancien dépôt de bus RATP (118-124, rue du Mont-Cenis, Paris, 2005) et celui de BNP-Paribas dans d’anciens moulins à farine (Pantin, 2009).
44. Voir Jacques Bonnet, « L’évolution du marché des bureaux en France et à l’étranger », Géocarrefour, vol. 78/4 | 2003, mis en ligne le 21 août 2007 (http://geocarrefour.revues. org/335).
45. Voir Philippe Dehan, « Transformer des bureaux en logements », AMC, n° 66, novembre 1995. 46. Jacques Darmon, Rapport du groupe de travail sur l’avenir du parc de bureaux vacants, rapport au ministre du logement, Paris, ministère du Logement, 1994.
47. À ce sujet, voir « Façades et façadisme, entretien avec François Loyer », Architecture Intérieure Créé, n° 289, 1999 ; Francis Rambert, « Façades ou façadisme ? », d’Architectures, n° 91, mars 1999.
48. Voir Florentin Collomp,« La vie quotidienne des sans-bureau-fixe », L’Expansion, 22 février 1996.

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