30 juin 2020

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Maud Caubet


Ressourcer nos multiples façons de concevoir la vie et donc la ville


Nous sommes plusieurs générations à avoir entendu trop souvent le mot « crise » depuis que nous sommes nés. Nous vivons avec et dans la crise. Nous avons dû apprendre à vivre l’amour avec le Sida. C’était aussi l’époque où on nous apprenions que l’esprit de compétition pouvait encore être poussé plus loin, le sens de la hiérarchie aussi.
Nous sommes les enfants de la génération du baby boom, celle dont les parents ont réellement cru à la fin du monde, ont connu l’immense envie de paix, la reconstruction, les 30 glorieuses, l’émergence des classes moyennes. Une période qui a permis de voir notre espérance de vie augmenter de 25 ans, l’évolution de nos conditions de vie, de santé, l’émancipation des femmes et l’évolution de leur place dans le monde. Et pourtant on commençait à éveiller nos consciences avec des images d’enfants mourant de la famine, des premières alertes des écologistes sur la couche d’ozone ou la disparition de certaines espèces.
Mêlant des sentiments antagonistes, ce modèle de société nous apprenait qu’il fallait davantage prendre soin de notre planète tout en poursuivant à produire plus et à puiser dans les ressources sans se questionner sur leur épuisement ou leurs rythmes de régénération.


Les signaux de l’urgence


Force est de constater que nous sommes déjà depuis longtemps, arrivé à la fin d’un modèle.
Les mouvements contestataires, communautaires, émergent ici et là à travers la planète, facilités par la diffusion exponentielle de l’information, de l’image instantanée. Il existe une prise de conscience collective, dont la sidération et les mouvements d’adhésions dépassent les frontières : canicules, attentats, crises de banlieues, mouvements me-too, crise de l’hôpital, des gilets jaunes, pandémies, égalité des femmes et des hommes quelle que soit leurs couleurs de peaux ou leurs origines. Dans chaque pays, nous assistons à une bipolarisation : les pauvres sont encore plus pauvres et les riches encore plus riches. Les sentiments d’injustices nourrissent les extrémismes.  Notre système n’est plus en adéquation, ni avec la société, ni avec l’environnement.

La destruction de nos ressources entraine déjà des mouvements migratoires. Nous ne sommes plus dans la perspective de chambardements faute de bonne décision, nous sommes à présent au cœur des bouleversements, à nous de les prévoir, de les intégrer, d’agir pour un nouveau modèle.

En plaçant le monde entier en pause forcée, la pandémie de la Covid-19 a creusé les disparités, nous a forcé à nous rendre compte du réel impact de nos activités, de l’importance de chacun, tout en nous révélant les efforts que nous pouvions faire et les actions qu’il était possible de mettre en œuvre rapidement, que nous étions capables d’une solidarité pour aller plus vite vers le meilleur et accélérer la transition.


Et la ville dans tout cela ?


Aujourd’hui, nous ne sommes toujours pas capables de loger nos sans abris, les réfugiés fuyant les guerres, la pauvreté ou les changements climatiques. A l’heure de l’intelligence artificielle, notre créativité et le bon sens collectif, la solidarité, la lutte pour les inégalités hommes femmes, l’écoute de soi et des autres ne peuvent-ils pas aboutir à une reconstruction de la ville autrement ?

Ne sommes-nous pas capables de repenser la « grande » ville comme un lieu heureux, fait de rencontre et d’échanges, de tissages, d’échelles variées, de mixité, de culture et d’histoire ? Pouvons-nous enfin arrêter de dissocier la nature et l’urbain ?

Quel est notre projet pour l’humanité ?  Nous sommes capables de nous adapter au changement climatique et de dépasser les paramètres du court terme, j’en suis certaine, mais il nous faut à présent l’intelligence de la volonté à tous les niveaux de notre société : à l’échelle individuelle, à l’échelle des politiques locales, nationales, européennes, à l’échelle de l’entreprise de quelque taille qu’elle soit. L’épisode de cette récente épidémie nous force à prendre conscience du lien étroit entre notre environnement, notre santé, notre économie et nos vies de tous les jours, des liens existants entre nos pays et, enfin et surtout du lien direct entre nos actions, nos comportements et le monde dans lequel nous vivons. Nous décidons de nos vies et de celle des autres, à travers nos choix, nos actions, notre volonté et nos votes.

Comme le disait Charles Darwin, ce ne sont pas les espèces les plus fortes ou les plus intelligentes qui survivent, ce sont celles qui sont capables de s’adapter. Nous avons la capacité de changer quand nous sommes dans l’urgence. La réaction planétaire pour lutter contre une pandémie a bien démontré cette force.

Construire la ville, c’est la penser en redonnant à l’humanité et donc à la nature une place intrinsèque. Lorsque nous modifions notre environnement direct, ce sont nos conditions de vies que nous modifions, pensons-y constamment. Pensons l’architecture, les villes et leurs écosystèmes dans cette conscience et cette humilité qui nourrira positivement notre créativité.
Humanisons notre approche, décloisonnons les disciplines ! L’architecte doit avoir une approche humaniste, anthropologique, nous devons appréhender l’art de bâtir en croisant les sciences humaines, sociales et les sciences naturelles.

Créons des métropoles endurantes, adaptables tout à la fois généreuses et heureuses ! L’architecture tisse du lien entre les éléments. L’intelligence est dans la Vie. L’homme et la nature sont des êtres vivants, cessons de dissocier les deux mondes. De la même manière qu’une cellule qui évolue dans un corps, c’est de la somme d’interactions, de phénomènes de développement, de cycles de vies, que le vivant se compose. Ayons une approche pragmatique, faite de bon sens et d’humilité. Observons les passages, les traces de l’homme et du vivant.

On en revient à la notion essentielle : quel est le fondement de l’architecture ?
Si l’architecte a un rôle majeur dans la construction de la ville, la compréhension de son enjeu dans le conscient collectif n’est pas suffisamment diffusée. La fabrique de la ville est un acte politique et poétique. L’architecture n’est pas simplement au service des hommes mais au-delà au service de la Vie. L’histoire avance en cycle, et en matière d’architecture, assumons-le « rien ne se perd, tout se transforme ». La résilience de la ville passe par son adaptabilité. Nourrissons-nous du passé et de l’héritage des vieilles coutumes : l’architecture vernaculaire, par l’emploi de matériaux simples, accessibles « à côté », n’étaient-elles pas évolutives, mobiles ?  Ne crée-t-elle pas des lieux qui permettaient plusieurs façons d’habiter ?

Enfin, la place des femmes dans la société est un sujet majeur pour assurer un équilibre sain. L’importance de la mixité des acteurs dans l’immobilier est tout aussi primordiale. Notre présence évolue heureusement dans l’architecture. Si nous étions 15 % dans les années 2000, nous dépassons le quart des architectes aujourd’hui et presque 50 % de la profession chez les moins de 35 ans selon les recherches de Stéphanie Dadour. « Il demeure cependant du chemin à faire car si les étudiantes en architecture sont nombreuses, très peu de femmes architectes dirigent de grandes ou moyennes structures »[1]. Changer le monde de demain c’est déjà commencer à agir maintenant, à apporter des preuves par l’action, par les faits ! La féminisation du métier permettra d’apporter une nouvelle façon de construire la ville et d’assurer sa résilience, sa capacité de soigner les maux.

Pour une ville résiliente, chacun a son rôle à jouer, l’architecte aussi. Il détient un pouvoir, le rôle crucial de faire changer la manière de concevoir la ville. Un pouvoir qui, face à l’urgence sociale, environnementale et sanitaire que nous vivons, devient une responsabilité.

Maud Caubet, Juin 2020


[1] Stéphanie Dadour pour Le Monde,« Les étudiantes en architecture sont demandeuses de modèles de femmes reconnues par la profession », le 8 juin 2020