30 juin 2020

Dystopies et utopies pandémiques

Farid Azib + Coletivo Cidade em Aberto

«Tout remettre sur la table. Ouvrir mille chantiers, mille gisements de vie. Comprendre que la lutte se mène sur tous les fronts et que tout est question de coordination et de convergence. Réhabiliter la pensée et, avec elle, la capacité d’imaginer de nouvelles alternatives, y compris la capacité de rêver d’autre chose que de la mort, qu’elle soit subie ou donnée. Car si nous ne pensons pas clairement pour nous-mêmes, d’autres penseront à notre place..» [Achille Mbembe]

Une recherche rapide sur Google sur le thème de la ville du futur nous dévoile des images inspirées de la science-fiction, avec des constructions géantes aux formes organico-futuristes, décorées avec des verdures. Le tout est blanc et vert. Une série d’images qui se ressemblent tout à fait et qui méritent une analyse plus profonde sur l’image que l’on aime projeter sur l’avenir. Mais il n’est pas surprenant que les utopies ou même les dystopies et futurismes du cinéma ou de l'architecture aient tous presque tous échoué, avec très peu de véritable présence visionnaire. La ville n’a pas changé tant que cela, en dehors de quelques expérimentations plus au moins insolites. L’on ne veut pas être pessimiste, mais force est d’admettre que dans le champ de l’architecture et de l’urbanisme nous ne savons pas rêver ce futur, ce grand inconnu de plus en plus incertain. Cela peut sans doute expliquer pourquoi nous avons tant de mal, en tant que société, à construire un monde plus équilibré. Nous avons échoué un peu partout jusqu’ici et il semble que ce soit vraiment de notre faute, en général. Une limitation de l’espèce ? ...sans doute.  L’analyse des raisons de cet échec est très ample, nous pouvons l’observer un peu partout, dans tous les domaines. Mais la récente pandémie met un accent forcé sur la médecine et la ville. Devant le grand nombre de morts, force est de prendre une position plus humble devant la nature, le présent et l’avenir. Mais justement, trop vite, les opportunismes se sont montrés. Avec des mesures superficielles, des effets « d’écologie » plus que des vraies remises en question et transformations de nos modes de vie, nous ne sortirons pas de la grande crise du XXIème siècle.

Il faudra retenir avant tout, dans ce qui arrive, la faillite politique et philosophique de notre génération. Plus que l’écologie qui est devenue la préoccupation première mais toujours sous le prisme du productivisme « transition verte » pour encore alimenter « la loi du marché »... Architectes, urbanistes, humanistes, parlons plutôt de notre aliénation à ce productivisme, qui cloisonne nos pensées, nos agissements, nos champs de compétences, nos rêves.
Comment nous remettre à rêver haut et fort de cette puissance d’un monde commun ? Non pas celle de l’individualisme, mais celle d’une société libre, éclairée, altruiste, en somme responsable…
Cela veut dire, renoncer aux profits du court terme, c’est agir sur le long terme, retrouver de la profondeur dans nos actes, dans nos pensées. C’est agir dans l’intérêt général. C’est ce socle commun, que nous construisons avec un sens politique, qui en retour nous protège d’une pandémie par exemple…

Dans la pandémie, nous avons le cadre idéal pour renoncer à nos frivolités et profiter de ce moment. Notre société n'a jamais été aussi massivement connectée par une demande commune, pour penser à l'avenir et sur ce siècle qui commence. Ce moment dépeint en effet, une grande et profonde rupture dans les chemins déjà pris jusqu’ici, auxquels nous étions habitués. Nous devons penser à nouveau à quels types d'évolution et de développement nous proposons, au service de quoi et de qui nos efforts seront-ils mis?

La restructuration urbaine, face aux scénarios actuels, subira inévitablement des reformulations pour répondre aux nouvelles exigences sociales de ce monde post-pandémique. Les investissements et les politiques publiques, à leurs tours, dans ce nouveau contexte, doivent être soigneusement planifiés et gérés plus efficacement par le gouvernement, en suivant les nouveaux ensembles de lignes directrices établis et proposés par les planificateurs et les penseurs, ainsi que par la communauté de manière plus horizontale et participative. Aujourd'hui plus que jamais, nous devons nous unir pour trouver des solutions viables face à la réalité, afin de la repenser. Il faut surtout prendre soin de ne pas utiliser les arguments sanitaires pour perpétrer des attaques contre le logement populaire et ses solutions.

Il faudra résister aux solutions qui répondent aux défis de la pandémie par le biais du renforcement de l'individualisme et de la dénégation des villes. Ces solutions sont consolidées par l'accentuation des médias numériques et l'utilisation intensive de la technologie pour supprimer la présence en ville. Elles ignorent la dimension collective des exigences les plus fondamentales de notre société, contribuant ainsi au maintien d'un système socialement injuste, parce que de telles solutions ne sont jamais destinées, ni accessibles à tous.

Qu’est-ce qui se cache, par exemple, derrière un projet de livraison de restauration rapide par drone ? Il n'y a certainement pas de critique des systèmes de vie actuelle ou de la précarité du travail, mais une réponse palliative à un mode de vie qui rencontre de plus en plus d’obstacles. Il ne sert à rien de penser à des changements majeurs de paradigmes, sans une restructuration des prémisses les plus élémentaires d’une vie plus équitable pour les populations mondiales.

L'avenir n'est pas prêt, on peut oser dire que l'avenir n'existe même pas, pour nous permettre de nous concentrer sur la reformulation du présent. Ainsi donc, l'avenir se recharge de toute son ouverture et du partage pratiqué dans le présent, dans les pratiques quotidiennes et dans la reconstruction d'un monde où l'économie et l’« État » devraient être au service des personnes, de la vie. 

Des entrailles de la mort et de la maladie, la vie refait surface, comme dans les cycles de la nature, où tout ce qui meurt renaît autrement. Peut-être que les plus grands changements seront dans la micro sphère quotidienne, dans l'appropriation d'espaces, familiaux et domestiques ou non, et dans la découverte de soi et de l'autre si longtemps absent. Reprendre soin de soi et d’autrui, implique certainement la dimension de la reconnaissance de la différence, de l'écoute et de la démocratie dans les actions collectives.

Il n'y a pas d'illusion ou de rêverie d'utopies perdues, car nous savons qu'il n'y a pas de solutions faciles ou de formules magiques pour des problèmes aussi complexes et structurels. Cependant, certaines lignes directrices nous semblent très simples et évidentes, présentant des voies et des paramètres que nous pouvons utiliser pour nous guider dans la construction de nouvelles perspectives mondiales, qui se sont démarquées par des voix telles que Achille Mbembe mais aussi Davi Kopenawa ou Ailton Krenac qui font écho en disant « Il est temps pour un simple appel, un pacte pour la vie » Après tout, nous avons besoin de partager pour vivre. Prenons les rames.

Farid Azib + Coletivo Cidade em Aberto, Juin 2020


Intervention contemporaine sur la peinture « Operários», Tarsila do Amaral,
1933 par Thiago Fonseca, 2020.

partager