La ville est lieu d’échanges et de communication, vulnérable par définition : en effet, les épidémies ont fait évoluer l’urbanisme à maintes reprises, intégrant dans l’espace des villes les techniques dictées par le critère de l’hygiène. L’effet de la pandémie semble plutôt être l’intégration du numérique et des lieux. Le télétravail a eu déjà un impact évident sur le logement ; les retombées sur l’espace public et les réseaux techniques ne se feront pas attendre, avec des conséquences encore à explorer. La pandémie a impacté d’une manière variée, sur ces trois domaines. Elle a mis en évidence des problèmes à résoudre et de nouvelles possibilités, en accélérant de toute manière des tendances latentes.
Une recherche en cours à la Fondation Mattei (FEEM) portant sur 20 villes mondiales commence à esquisser le contour du monde à venir. La ville ne s’efface pas, sa réalité, au contraire, est ‘augmentée’. Les nouveaux modes de travail auront un impact sur la demande de bureaux et les déplacements et, par conséquent, sur le budget des villes. Les chaînes de production se feront plus courtes, le tourisme redécouvrira les lieux proches, le télétravail se banalisera et la gouvernance locale aura plus d’importance. Ces transformations vont également redéfinir ces trois domaines.
Le domaine public, les places, boulevards et rues marchandes qui favorisent le mouvement et le contact, et où a lieu l'essentiel de la vie sociale et économique, a été complètement paralysé et se retrouve aujourd’hui au risque de raréfaction. Récemment, les chercheurs comme les promoteurs ont célébré sa renaissance ou déploré son érosion. Entre-temps, les villes sont devenues des lieux de consommation mondiale, de tourisme massif et de spéculation immobilière. Des plateformes comme Airbnb ont même envahi l'espace du logement et de l’intimité et l’ont mis au service du mouvement et du tourisme. On voit bien la transformation des publics et, en même temps, l’intensité accrue de l’espace public. L’enjeu deviendra de plus en plus le contrôle (voire la dispersion) de la foule grâce aux nouvelles technologies digitales.
Le domaine privé, le logement ainsi que les parties des rues locales appropriées par les riverains, permet de contrôler ce qui est intime et proche ; ses rythmes ont été perturbés, l’usage surexploité. Le temps est peut-être venu de revaloriser l’espace du logement et ses accessoires : les balcons, les petits jardins et les cours des immeubles d’habitation. Toujours très recherchés, ils sont coûteux et inégalement répartis, mais en période de quarantaine ils sont devenus presque essentiels. Le confinement a souligné en outre l'importance d'une rue marchande à une courte distance à pieds. Souvent, les commerçants locaux s’avèrent plus flexibles que les grands supermarchés. En perspective, ils pourraient tisser des liens avec les producteurs ruraux proches pour fournir directement des produits frais. Une nouvelle sociabilité se dessine autour du logement ainsi que des circuits économiques plus sobres, et elle pourrait aider au rééquilibre nécessaire entre la ceinture métropolitaine et la ville centrale.
Le troisième domaine - souterrain et invisible, parfois dématérialisé - a été créé au cours des deux derniers siècles par nombre d’infrastructures et réseaux techniques. Les égouts, par exemple, sont une des réponses aux risques d’épidémies du 19e siècle. Si on ajoute le réseau téléphonique, TV et internet, la logistique et la distribution des marchandises, c’est le fonctionnement de ces systèmes qui nous a permis de continuer à vivre tout au long de la pandémie actuelle. Le confinement a lourdement pesé et une adéquation des tâches et des moyens de ces infrastructures est probablement nécessaire. La logistique et la gestion des flux ont déjà profité énormément du numérique, mais c’est là que l’intégration avancera plus rapidement. Par contre, c’est là que les inégalités sont les plus évidentes, la population des travailleurs manuels n’ayant reçu aucun bénéfice.
Bref, la conséquence de la pandémie sera une intégration accrue, et donc une possible coopération entre les lieux et les flux, longtemps divisés. L’agencement entre l’urbain et le numérique est en train de s’opérer et la pandémie l’accélère. Dans ce contexte, des éléments autrefois en contraste - territoires et réseaux, matériel et logiciel, espace urbain et conduits souterrains - seront susceptibles de nouveaux agencements. Le résultat sera une ville trois fois augmentée : une ville plus juste ou plus disciplinaire, cela dépend d’où on va « atterrir en politique ». La condition pour éviter un jeu de somme nulle c’est de gouverner la transition». La ville augmentée sera plus juste à condition d’obtenir plus d’espaces publics réaménagés pour les piétons, les vélos, et pour garder la distance ; plus d’espaces privés recyclés pour permettre plus d’activités depuis chez soi ; plus de réseaux techniques pour accompagner l’intensité accrue des usages.
Marco Cremaschi, Yodan Rofè, Juin 2020