12 juin 2020

Habiter local

Sébastien L'Hoste

Architecte et designer
J'ai passé mon confinement à travailler bénévolement à diverses initiatives d'aide et de solidarité, quelques tentatives pour lutter et enrayer la pandémie. On a souvent, en pareil cas, le besoin impérieux de retrouver du sens à nos actes, de redonner de la valeur à nos actions. Durant le pic épidémique de la crise du Grand-Est, j'ai travaillé à l'élaboration d'une application permettant au SAMU de Strasbourg de faire face à l'afflux d'appels téléphoniques, et de gagner jusqu'à cinq minutes par appel alors que le nombre de ceux-ci avait augmenté de 250%. Une appli, très simple, permettant d'envoyer par SMS, aux patients appelants, les consignes médicales adaptées à leur cas. Une véritable opération de premiers secours lorsqu'on sait que les recherches montrent que seules 10 à 20% des consignes transmises à l'oral par le médecin sont mémorisées par le malade.

J'ai également travaillé, à titre gracieux, toujours en tant que designer, à l'élaboration d'un outil de visio ultra-simplifiée, ne nécessitant ni application, ni connexion, ni identification, gratuite et n'enregistrant aucune donnée personnelle. Webapp à destination des personnes âgées isolées en ehpad et aux malades hospitalisés, loin de leur famille. Un beau projet, porté par un homme qui avait été touché par cette histoire selon laquelle en Italie, les gens mouraient dans les couloirs des hôpitaux, ne réclamant que le droit de pouvoir joindre leurs proches, les voir, leurs dire adieu, même à travers un écran, avant de mourir.

J'ai participé à ces initiatives, de chez moi, tentant de me rendre utile, de faire partie, à ma mesure, de la "résistance". Ces applications ont été conçues en moins de 4 jours, et ont été opérationnelles sur le terrain en moins d'une semaine, avant qu'on ne continue à les améliorer. Ce sont des idées simples, pour répondre à des situations dramatiques. Des petits gestes ici, pour aider des vies là-bas. Le numérique qui vient combler les lacunes du physique.

Et pendant tout ce temps où, depuis mon écran, j'aidais à sauver des vies à l'autre bout de la France, à sortir de leur isolement des personnes âgées ou malades aux quatre coins du pays, je me disais : la vielle dame qui passe fréquemment dans la rue, devant chez moi, et qui doit habiter à quoi ?... trente mètres de chez moi, cette vieille dame courbée sur sa canne, est-ce que quelqu'un lui fait ses courses ? Est-ce qu'elle a besoin de quelque chose ? Est-ce que je pourrais l'aider ? Cette voisine que je croise tous les jours, qui me dit bonjour monsieur, cette femme dont je pourrais sans doute sentir l'odeur de son cadavre depuis ma cuisine si elle mourrait chez elle, cette femme habite où exactement ? Dans la petite rue qui longe ma maison ? dans la rue derrière ? On se connait si peu. On a tellement peu l'habitude de se connaitre, on n'a tellement pas l'envie d'être voisins. On est tellement proches de gens qui sont loin et qu'on ne voit jamais. On est tellement éloignés de ceux qui vivent à côté de chez nous, quasiment dans nos vies.

La ville de demain doit retrouver du sens, celui de ce que signifie "habiter le même lieu", de ce que signifie "être voisin". Le sens de la promiscuité, de la responsabilité que l'on a tous envers ceux qui sont là, à quelques mètres, le sens de l'entraide qui n'a pas d'autre justification que la distance. Le peu de distance. Parce qu'à une longueur de bras, tout le monde devrait tendre la main. Tout comme on redécouvre la possibilité de consommer local, on doit retrouver la dimension "locale" de l'acte d'habiter le monde.

La ville de demain n'a rien à inventer. La ville de demain doit juste se souvenir de ce qu'elle fut. Un lieu où les gens se connaissaient, s'aidaient, se parlaient.

Le déconfinement a eu lieu, je suis sorti de chez moi et j'ai vu passer la vieille dame. Elle a dit "bonjour monsieur". La mort ne lui a pas encore rendu visite. Moi non plus.

Sébastien L'Hoste, Juin 2020

partager