◀︎  Et demain

13 Mai 2020

Crise de risques

Nicola Delon

Architecte

“​Nous ne pouvons pas revenir à la normale car elle était précisément le problème[1].​” Considérant que nous partageons l’avis de ce tract digital des activistes écologistes d’Extinction Rebellion, il convient de décrire précisément les dangers et les risques de cette normalité aujourd’hui mise en suspens. La liste des périls semblait déjà sans fin avant même ce printemps que personne n’avait vu venir. L’année 2020 tient déjà ses promesses d’année la plus chaude jamais enregistrée et beaucoup s’accordent pour dire que la crise sanitaire actuelle n’est qu’une bande annonce d’une série catastrophe dont on ne connaît ni le nombre d’épisodes ni de saisons.

Considérant donc que le retour à la vie d’avant le 15 mars n’est ni souhaitable ni certainement possible nous sommes face à un choix simple qui consiste à oeuvrer soit pour un monde bien meilleur soit pour un monde bien pire. Si rien ne garantit que nous ayons la capacité collective à atteindre le premier c’est bien pour éviter le second que nous devons nous organiser dès aujourd’hui.

Cette organisation nécessite de résister et d'échafauder des alliances.
Résister à ce qui n’est pas sérieux. Résister au déni. Résister à ce qui n’est pas juste (au double sens de justice et de justesse). Résister à tout ce qui n’est pas d'intérêt général et qui, sous des airs de vouloir construire la suite, oeuvre en fait à la destruction du vivant sous toutes ses formes. La liste est longue de tout ce à quoi il faudra s’opposer et c’est bien nos capacités de discernement qu’il conviendra d’aiguiser encore.

Construire des alliances apparaît alors comme la seule possibilité crédible au regard des pressions diffuses et des forces en présence de part et d’autre d’une ligne rouge plus marquée certainement qu’il y a 2 mois.

Cette distinction, entre ce qui participe plutôt du problème ou plutôt de la solution, peut s’appliquer à tous les domaines : la santé, l’agriculture, l’enseignement, l’industrie, la justice, l’énergie, les transports, la culture, l’architecture.

Et c’est là que les choses se compliquent : l’architecture telle que pratiquée jusqu’alors se définit comme étant un métier de commande et de compétition. La commande asservi le concepteur à celui qui lui passe commande quand la compétition rend difficile les stratégies d’alliances. Un double étau qui nous éloigne fortement des attentes immenses pour un avenir à imaginer. Les incantations à la nécessaire réinvention de la ville, de la campagne, de la métropole, des habitats, des lieux de travail ou des lieux publics ne suffiront pas à prendre la bifurcation tant espérée mais toujours plus inaccessible. 
L’épuisement des ressources pour construire ou l’artificialisation des sols sont deux exemples flagrant du décalage constant entre les paroles et les actes. Mais après avoir réussi à mettre à l'arrêt le pays comme la moitié de l’humanité, il ne serait pas plus impensable de décider de ne plus rien construire avant de n’avoir pas tout réhabilité. C’est peut être la chance de ce que nous avons vécu ? Plus aucune proposition radicale ne peut être balayée d’un revers de la main avant de l’avoir réellement étudiée et partagée dans un débat public renouvelé et ravivé. Aux nombreux risques de la crise doivent répondre autant de prises de risque.

S’engager ainsi nous permettrait alors d’envisager la suite non pas comme un futur mais comme un avenir pour reprendre la distinction que fait Bruno Latour[2] de ces deux notions. Il précise que le futur est une expansion devenue impossible dans les conditions d'existence actuelles quand l'avenir est lui une contraction nous permettant d’aborder ce qui vient vers nous. La direction est opposée : le futur fuit, l’avenir se rapproche.

Cet avenir qui va bouleverser nos existences nous devons lui inventer de nouvelles habitudes, de nouvelles configurations, de nouveaux dispositifs habités et habitables. La situation actuelle révèle de manière implacable d’un côté ce qui est trop petit (les appartements des villes et de leurs périphéries) et d’un autre côté ce qui est trop grand (les mêmes grandes villes). Cela révèle aussi l’isolement des campagnes qui malgré le printemps mesurent leur éloignement aux services de première nécessité. Trop plein d’un côté, trop vide de l’autre.

Sont ainsi ébranlés de nombreux principes largement majoritaires il y a encore quelques semaines dont ceux d’attractivité, de compétitivité territoriale ou de cluster (sic) de ces fameuses métropoles régionales qui captent sans partage les emplois, les actifs, les jeunes, les lieux de culture et, in fine, les richesses.

C’est la notion même de métropole qui montre là ses immenses failles et en premier lieu celle du Grand Paris qui concentre près de 20% de la population française.
Au delà de la taille des appartements et de celle des villes, deux autres échelles délaissées apparaissent comme centrales dans nos vies confinées : l’échelle du quartier et celle du territoire qui sont les seules à même d’assurer notre subsistance alimentaire et sociale.

L’immobilisation révèle ainsi, au-delà des causes sanitaires, des conséquences qui sont en premier lieu spatiales. Le “restez chez-vous”, s’il se veut général dans l’injonction, porte en lui toute la diversité et l’inégalité de ce fameux “chez soi” qui apparaît alors pour beaucoup comme subi plus que choisi. 
Comment réparer ce qui menace de s’effondrer ? Par où commencer ? Avec qui ? Ce travail, nous sommes très nombreux à pouvoir y prendre part et la diversité des approches, plutôt que de nous éloigner, doit pour cette fois nous réunir. Au-delà des styles, des disciplines, des métiers et des expériences.

Car aucun avenir décent n’est envisageable sans convier dès à présent les plus jeunes à rejoindre l’action. Des milliers de jeunes diplômés en architecture ou ailleurs viennent de voir disparaître la dernière marche au moment précis de prendre appui pour faire le grand saut. Comment commencer à travailler quand tout s'arrête ou se défait ?

Les énergies, intelligences, et intuitions de cette jeunesse nous sont vitales. Nous ne pouvons pas les abandonner et nous devons inventer aussi les conditions pour les accueillir autour de la table même si elle vient de se renverser.

Nicola Delon, Encore Heureux Architectes, Mai 2020 

[1] “We can’t return to normal, because the normal that we had was precisely the problem” xr_nyc 
[2] “​No futur, vive l’avenir.” Conférence de Bruno Latour à Science-Po le 4 décembre 2013