12 mai 2020

Notre prison brûle et nous regardons ailleurs

Nassim Moussi

Architecte

©Illustration Nassim Moussi Architecte

 L’actualité tragique de l’épidémie nous rappelle à quel point, le système carcéral français interroge par sa conception architecturale. Si les prisons sont historiquement liées à l’évolution du droit et des réformes pénitentiaires, force est de constater que l’inflation des mesures pénales favorisent l’incarcération. Surpopulation carcérale, effet pathogène des lieux d’enfermement, taux de récidive, cette industrie punitive participe aux logiques de l'ordre et à la manifestation spatiale du pouvoir. Diverses stratégies comme la mise à distance et l'invisibilité relative des établissements utilisent la prison comme fondement d'un « antimonde »[1], entendu comme espace de relégation et de contrôle social. L’urgence nous impose de redéfinir de nouvelles conditions d'organisation spatiale et imaginer ensemble de nouveaux espaces de retenue.

La prison fascine autant qu’elle effraie. L'épidémie du coronavirus s’empare du sujet et nous implore une réorganisation de notre manière de concevoir la privation de liberté.

Dès la Révolution française, la privation de liberté par enfermement des individus devient la réponse de principe des pouvoirs publics en matière pénale et pour la prise en charge des aliénés. Si bien que les architectes du XIXe siècle ont conjointement abordé le sujet de la prison et de l’hôpital psychiatrique avec l’enthousiasme des idéaux des Lumières.

L’horreur récente des mutineries nous rappellent ô combien il devient urgent de repenser ces structures architecturales. De l’Italie aux Etats-Unis comme en Algérie où la machine judiciaire continue de sévir malgré la pandémie, comme s’il y avait une compulsion de punir[2], il nous impose de réfléchir collectivement sur le comment en finir avec la surpopulation ? Comment envisager d'autres formes d'accompagnement pénal et social qui tiennent compte de la personne ? Comment diminuer le recours à l’enfermement par la nature et l’architecture ?

Les directeurs de prison réclament « la création d'un secrétariat d'Etat aux questions pénitentiaires », chargé de « mettre en marche la prison et la probation du XXIe siècle » en donnant à l'Administration pénitentiaire les moyens d'entrer véritablement dans la modernité.
Il y a urgence, loin d’évangéliser l’abolitionnisme pénal mais en interrogeant le sens des pénalités, est-il possible de s’extraire de l’image ecclésiastique du châtiment et de l’enfermement par une approche alternative -totale- ?

Quel lendemain pour l’oubli ?

Penser la ville de demain, c’est aussi penser à ceux que l’on ne voit pas, mais encore faut-il penser la ville d’aujourd’hui avec ces mêmes invisibles. La présente étude constitue une première contribution, à titre exploratoire, mais il y la nécessité urgente de travailler collectivement sur l’expérience carcérale et les innovations pénales.

Ce projet refuse d’être une solution par sa dimension architecturale comme réponse ultime à la déviance ou la délinquance. L’inertie historique lourde des institutions carcérales a été bouleversée par l’épidémie du Covid-19, mais les suicides et la surpopulation n’ont pas attendu ce virus.
L’architecture des prisons a prouvé qu’elle n’était pas un « art solution ». Elle a brillamment traduit la pauvreté de ces définitions et l’abondance indéfinie des discours architecturaux descriptifs jamais exhaustifs. Les mots sont perçus comme banals, aseptisés parce qu’ils paraissent usés à force d’avoir été trop utilisés.

Un peu à l’image des grands ensembles d’habitation de l’après-guerre, la prison témoigne du même grand écart entre les utopies architecturales proclamées et un quotidien bien plus complexe, signe d’une vie sociale qui ne se laisse pas régenter par quelques murs.

On retrouve cette croyance dans le geste sobriquet urbanistique du Corbusier, « …que le problème social dont la solution dépend de l’architecture et de l’urbanisme »[3]. On trouve la même ambition totalisante de la ville nouvelle à la prison[4], le même souhait de concilier les fonctions, le même recours strict au zonage – « attribuer à chaque fonction et à chaque individu sa juste place ». Ironie du sort, quand on sait qu’il admirait ses logements comme des cellules.

Il aura donc fallu attendre, depuis la mise en place du confinement le 17 mars dernier, 44 mutineries (recensées officiellement) et 85 cas de décès liés au Covid-19, pour que le ministère libère 10.000 détenus le 18 avril 2020, s’ajoutent à cela, 48 détenus testés positifs et 925 autres placés à l’isolement sanitaire. Mais loin de fustiger le législateur en place, il va nous falloir regarder au-delà de l'horizon sombre. Tout en conservant les missions régaliennes de l'Etat, il s’agira d’œuvrer collectivement avec des convictions chevillées au corps en questionnant la prison au sein même de la société.

S’intéresser aux détenus mais aussi au personnel, à toute la population carcérale et donner du sens à une détention s'avèrent être un processus personnel long. Nous avons tous un processus interprétatif de la peine, mais laissons derrière nous cette vision séculaire et sacrosainte des châtiments comme outil punitif, laissons le discours catastrophiste et l’ethnicisation des débats sur la délinquance.

Personne ne peut rester indifférent à ce qui écrase l’homme, mais comprenons que chaque échec transmet des informations précieuses ouvrant ainsi la voie à une recherche pénale radicalement nouvelle qui remettrait l’humain au centre.

Nassim Moussi, Mai 2020


Pour voir l’intégralité de l’article & le projet des « Tiers-Lieux de la liberté » :
https://lvsl.fr/notre-prison-brule-et-nous-regardons-ailleurs/

[1] Pour reprendre l'expression d’Olivier Milhaud et Marie Morelle : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01025228
[2] « La compulsion de punir » de Tony Ferri, l’Harmattan, 2015.
[3] Le Corbusier (1971), La Charte d’Athènes. Entretien avec les étudiants des écoles d’architecture. Avec un discours liminaire de Jean Giraudoux, Paris, Le Seuil, 190 p.
[4] L’enfermement ou la tentation spatialiste. De « l’action aveugle, mais sûre » des murs des prisons d’Olivier Milhaud.
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