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8 mai 2020

A propos de l'inertie (flatten the curve)

Nicolas Dorval-Bory

Architecte


Fig. 2a shows the validation of the simulation model by comparing it with the measured data during a very hot period. The results of numerical simulation effected with two days in the period studied by considering the climate of the city of Ghardaïa (20–21 July 2008)
D'après "The effect of the thermal inertia on the thermal transfer in building wall" par Lahcene Bellahcene, Ali Cheknane, SMA. Bekkouche, and Djemal Sahel

En architecture, régler la fonction thermique d'un bâtiment passe par deux facteurs : le contrôle de la température de l'air, et la maîtrise du rayonnement infrarouge, l'un et l'autre comptant à part égale dans la sensation de confort. La question du rayonnement est la plupart du temps résumée par la température des parois et la qualité et l'orientation des vitrages, mais peut être envisagée plus précisément par la combinaison des notions d'émissivité (ε, la capacité d'une surface à émettre des infrarouges) et d'inertie (C, la capacité thermique d'un volume à stocker de l'énergie). Car si l'air intérieur – chauffé ou refroidi – doit être renouvelé fréquemment, les matériaux de construction – émettant ou absorbant constamment des radiations – sont, eux, par définition statiques. Dans les deux facteurs évoqués plus haut, on comprend donc que le premier est lié temporellement à l'occupation de l'espace par ses usagers, et que le second est lié aux propriétés thermiques des matériaux et au cycle jour/nuit. Ce dernier paramètre est donc indépendant de l'activité humaine.
La capacité thermique (C) d'un matériau de construction, pourvu qu'il soit à l'intérieur du volume isolé, lui permet d'agir donc en réservoir d'énergie, captant les infrarouges ambiants si sa température est basse, et les réémettant s'il est plus chaud que l'air environnant, et cela plus ou moins rapidement selon ces valeurs ε et C. L'inertie thermique, on le voit, assure une fonction de régulation de la thermique du bâtiment, par un va et vient de rayonnement thermique, en nivelant les potentielles variations, parfois énormes, qu'un intérieur pourrait subir. On parle d'inertie élevée d'un matériau, ou encore de sa résilience.

Ces variations naturelles, lorsqu'elles sont connues et régulières (journalières et saisonnières), sont l'une des bases de l'équilibre de notre planète, de notre physiologie, et de tout écosystème. Or, le réchauffement climatique met en péril la stabilité de ces variations, accentuant les épisodes météorologiques extrêmes (canicules, vagues de froid, tempêtes, etc.), créant des variations thermiques elles-aussi extrêmes, et surtout imprévisibles. La capacité d'un système à franchir cet événement sans trop de perturbation est, nécessairement, aussi appelée résilience.
Face à des événements extrêmes et imprévisibles, il existe alors deux attitudes possibles : les ignorer et improviser lorsqu'ils arrivent – ce qui requiert de l'agilité et de l'énergie – ou bien se préparer à toute éventualité en mobilisant beaucoup de ressources. Il est évident que, dans l'absolu, ni l'une ni l'autre des solutions n'est idéale, mais dans le cas de la thermique, la plupart des valeurs extrêmes étant connues, il serait malvenu d'ignorer et d'improviser à grand renfort d'énergie, alors que la préparation est largement possible. La résilience du système thermique du bâtiment consisterait tout simplement à, d'une part, bien isoler les constructions, mais surtout à leur procurer une très forte inertie thermique, largement supérieure à ce qui a été mis en œuvre dans l'histoire de l'architecture pour l'habitat.

La résilience architecturale serait alors très simple à atteindre : assez d'isolant, beaucoup d'inertie, et un minimum – voire aucune – d'énergie consommée pour la thermique elle-même.
Cet exemple de thermodynamique est éclairant car il nous montre deux choses. La première est que face à des événements soudains et difficiles à surmonter à priori, une anticipation est possible en s'en remettant à l'inertie d'un système (pourvu que celle-ci soit convenablement orientée). La seconde est que, même si des exemples du passé nous ont démontré de bonnes capacités pour endurer les variations imprévisibles du climat, la situation qu'est en train de connaître la planète avec le réchauffement climatique est sans précédent, et implique des solutions totalement nouvelles. Ni la technologie Moderniste, ni la tradition vernaculaire ne contiennent les réponses : nous devons les inventer.

Il me semble difficile de dire quoi que ce soit de très pertinent de la crise actuelle de la COVID-19. A la fois peu de recul, énormément d'incertitude, des bouleversements dans nos vies quotidiennes rendent l'analyse quasi-vaine. Ceci étant, l'analogie thermodynamique peut à mon sens nous apporter de l'aide face à cette situation elle aussi soudaine et difficilement prévisible. Pour traverser toute crise, qui s'apparente à des augmentations subites et baisses abruptes de nombres de variables, il s'agit de construire un système résilient. L'inertie thermique vise à réguler les fluctuations thermiques quotidiennes, ou annuelle, à écraser la courbe des variations. Dans tout système résilient, on cherche en effet à écraser la courbe des variations, comme on l'a vu récemment, et pour cela, on a besoin de construire de la stabilité, de la masse, et non pas de la flexibilité. La résilience, ce n'est pas l'agilité, c'est l'inertie.

On le devine alors, l'inertie dont nous avons besoin aujourd'hui n'est alors plus seulement thermique : il s'agit d'une inertie totale, technique et sociétale. Du renforcement du service public, hospitalier, scolaire, énergétique, de la pérennisation des systèmes de production alimentaires, etc. En projetant les va et vient de calories entre les matériaux du bâtiment, je ne peux qu'imaginer des systèmes vertueux, d'apparence faible, pauvre et statique, mais qui pourraient absorber toutes les variations que notre monde va connaître, écraser toutes les courbes inimaginables, tempérer les climats et accueillir tous les humains qui en auraient besoin, sans que le bateau ne chavire. L'anthropocène ouvrirait alors la voie de l'inertie, sonnant le glas de la flexibilité.

Nicolas Dorval-Bory, Mai 2020