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Portrait par Gérard Beringer
Il est assez pathétique d'entendre et de lire les propos de certains de mes amis architectes.
Il faudrait tout stoper, fermer tous les chantiers, mettre au chômage technique toutes les entreprises de BTP et tous les métiers qui constituent aujourd'hui la maîtrise d'oeuvre.
Rappelons que le BTP à lui seul représente en France plus de 150 milliards d'euros de production annuelle, qu'il occupe plus de 1,5 million d'actifs (soit 7% de la population active) et pèse 8% du PIB.
Ainsi, à entendre nos représentants syndicaux et professionnels, l'Ordre en tête, les architectes auraient autorité sur la marche des chantiers, pour décider des mesures sanitaires à prendre afin d'enrayer la propagation du Covid-19 et pour arbitrer entre réglementation du travail et nécessité de travailler.
Comme assez souvent depuis plus de dix ans, ceci malgré la délégation constante de la maîtrise d'oeuvre de chantier à d'autres professions, pas mal d'architectes prennent à nouveau leurs désirs pour la réalité alors qu'aucun architecte ne participe aux négociations en cours qui se tiennent au Ministère du Travail.
Tout comme eux j'aimerais revivre les temps immémoriaux durant lesquels les architectes décidaient vraiment de l'organisation de l'acte de bâtir.
Par exemple:
. Lorsque Michel-Ange achetait les carrières du marbre dont il avait besoin pour le chantier de Saint-Pierre de Rome et payait lui-même sur sa cassette les compagnons bâtisseurs
. Lorsque Gustave Eiffel ouvrait sa propre usine de métallurgie pour produire toutes les pièces, numérotées, de sa Tour
. Lorsque Charles Garnier décidait, alors que le chantier de l'Opéra de Paris avait pris des mois de retard, de doubler le nombre d'ouvriers et de les faire travailler de nuit comme de jour
. Lorsque les architectes de la reconstruction d'après-guerre s'étaient organisés, dans leurs agences comme sur leurs chantiers, pour démultiplier comme des petits pains bénis des logements neufs et beaux
Chaque époque, qu'elle soit propère ou récessive, doit toujours redéfinir le rôle économique et social de l'architecte.
Nous en sommes donc là: agences fermées, architectes oisifs, chantiers clos, entreprises paralysées.
Alors que pouvons-nous proposer si nous voulons vraiment revêtir à nouveau le costume élégant et bien coupé de l'architecte qui décide?
A très court terme, c'est-à-dire dès ce mois-ci, plusieurs propositions me semblent urgentes et relativement faciles à mettre en oeuvre:
. Permettre à tous les travaux primaires mécanisés de redémarrer: excavation, déblais, terrassements
. Organiser les travaux de gros-oeuvre ou de charpente par petites passes et par petites équipes très bien équipées (combinaisons, masques spéciaux, gants changés plusieurs fois par jour)
. Autoriser tous les travaux des corps d'états secondaires à la condition de limiter le nombre d'ouvriers à 1 pour 20M2 afin qu'ils ne se côtient pas
Pour les chantiers bien avancés:
. Autoriser les OPR et les réceptions à la condition de les programmer par phasages de petites zones et par binômes (1 entrepreneur + 1 architecte)
. Remplacer les visites et les réunions de chantier par des visio-conférences sur site
Pour les études en cours de projets:
. Poursuivre les études à la condition que la maîtrise d'ouvrage ou les clients acceptent de dialoguer par visio-conférences avec les équipes de maîtrise d'oeuvre
. Accélérer les instructions des dossiers des projets afin d'éviter des phases d'attente ou de blocage d'étude
. Pré-programmer les futurs projets à la lumière des enseignements de cette crise épidémique, notamment pour les équipements sanitaires, les écoles, les lieux de travail et de production
A moyen terme, c'est-à-dire avant la rentrée de septembre, l'Ordre des Architectes pourrait prendre une série d'initiatives destinées à soutenir et à réformer en profondeur notre mode d'exercice.
Par exemple:
1. Supprimer les cotisations ordinales pour les remplacer par une cotisation calculée sur la masse d'honoraires effectivement encaissés
2. Modifier le calcul du montant de l'assurance professionnelle (rappelons que juridiquement la MAF n'a aucun monopole en cette matière) en supprimant la cotisation minimale forfaitaire
3. Appliquer le taux de TVA réduite à 5,5% sur les prestations d'architecte
4. Etendre progressivement, sur trois ans, le champ d'exercice de la profession (actuellement 40% du bâti) sur les secteurs de la construction qui échappent aux architectes (actuellement 60% du bâti se fait sans nous)
5. Réformer par ordonnance le Code des Marchés Publics pour permettre aux donneurs d'ordre de nous passer commande à partir de listes d'architectes agréés pour leur expérience avérée et démontrée au travers des chantiers qu'ils ont déjà menés
6. Les concours d'architecture seraient uniquement maintenus pour les programmes rares ou exceptionnels
7. Assujettir la délivrance des permis de construire du secteur privé à la garantie qu'une mission de chantier sera dévolue à un architecte à un taux non inférieur à 5% de la masse travaux
Pour le plus long terme, en général, la discipline "architecture" oscille entre utopies dessinées ou extrapolations lointaines des pesanteurs du réel. Le corpus des projets dessinés ou bâtis de l'histoire de l'architecture peut nous donner quelques pistes de réflexions et d'imagination.
Selon le type de sociétés occidentales souhaitées pour le futur de nos enfants, tel architecte s'affirmera dans des projets écologiques doux (boisés, petits, cachés dans les forêts); tel autre militera pour un construit de plus en plus sophistiqué et technologique (machines, flux, terminaux); un troisième optera pour des formes d'auto-construction naturelle (terre, pierre, bois).
Qu'est-ce qu'être confiné dans un espace architectural? L'avons-nous jamais été auparavant? Où était-ce?
La typologie la plus directement associée à cet état est la cellule monastique. C'est un espace simple, assez brut, minimal. Le calme et la lumière y régnent.
En tant qu'architecte, si nous nous efforçions de transposer ces qualités dans les programmes d'aujourd'hui, nous deviendrions plus humbles et plus efficaces dans nos intentions.
Nos projets utiliseraient des matériaux moins transformés. Les éléments importés seraient plus limités et de proximité, de préférence européenne.
A plus grande échelle, si l'on se souvient du livre prémonitoire de Vittorio Gregotti Le Territoire de l'Architecture (1966), "...les architectes sont souvent obligés de renvoyer à d'autres disciplines la formalisation significative des transformations territoriales dont ils ne peuvent plus ni contrôler ni encore moins provoquer les effets." Il y a cinquante ans, déjà, Gregotti nous alertait sur l'universalisation de la culture qui rend les hommes relativement indifférents à l'environnement urbain et territorial d'origine.
Il pointait également la nécessité de réviser le concept de nature comme valeur, tel qu'il s'est constitué dans la tradition de l'architecture moderne.
D'un côté Le Corbusier qui voulait faire rentrer la nature dans la ville, au travers de ses croquis pour Rio de Janeiro et de Sao Paulo.
De l'autre Frank Lloyd Wright qui unifiait ville et campagne comme deux faits indistincts dans son projet de Broadacre City.
Ces deux voies, apparemment antagonistes, sont réconciliables si l'architecture est pensée comme elle l'a presque toujours été: une discipline autonome, qui n'a pas vocation à changer le monde mais à l'éclairer par la forme de ses espaces et par l'intelligence des ses bâtisseurs.
Michel Kada'an Bourdeau architecte, Mai 2020