Crise écologique et aménagement du territoire
La tâche est immense. Pendant que le réchauffement climatique s’accélère, la biodiversité s’effondre. Pour éviter que cette double crise n’hypothèque notre avenir, le monde doit atteindre la neutralité carbone en 2050, et pour un pays comme la France, cela correspond à une baisse des émissions de 80%. Or nous ne sommes pas du tout sur la bonne trajectoire.
La structure géographique des établissements humains pèse lourdement dans notre capacité à atteindre nos objectifs, et apparait comme l’un des nœuds du problème. Pourtant, il faut le reconnaître : malgré des intentions louables, nous, acteurs de l’urbanisme et de l’aménagement, ne sommes collectivement pas à la hauteur. L’une des clés pour l’expliquer est notre tendance à regarder les choses « par le petit bout de la lorgnette » : à les considérer en bout de chaîne, à traiter les conséquences avant les causes.
Pour dépasser ce biais, il nous faut élargir le champ de la réflexion et de l’action.
Améliorer les pratiques individuelles (qui ne peuvent contribuer qu’au quart de la baisse des émissions), favoriser les mobilités partagées et le télétravail (qui restera minoritaire et n’est pas sans effets pervers), concevoir de nouveaux objets architecturaux (plus ou moins « verts »)… ne suffira pas. Ces perspectives tournent autour du problème, sans réinterroger frontalement nos modes de vie et l’organisation de nos territoires. Cela tient au fait que l’urbanisme comme les politiques locales n’échappent pas à l’hégémonie d’un référentiel économique fondamentalement incompatible avec l’écologie. Or c’est elle qui doit devenir le référentiel, et cela impose des changements radicaux :
- Plutôt que la croissance éternelle, la permanence de l’économie, condition indispensable à sa circularité et à sa robustesse ;
- Plutôt que l’homo mobilis, la démobilité : la diminution des flux, en nombre et en distance, jusqu’à un niveau soutenable ;
- Plutôt que la division-spécialisation géographique des activités, l’autonomisation économique des territoires, fondée sur l’agriculture et le retour d’une certaine industrie, utile et saine.
Ces principes appellent à réinscrire architecture et urbanisme dans le cadre de l’aménagement des territoires, seul à même de garantir de la cohérence de l’ensemble et des parties entre elles.
Il faut pour cela revoir profondément la « doctrine » actuelle de l’aménagement du territoire, qui s’appuie sur la mise en concurrence des territoires et la concentration des moyens sur les métropoles. Elle néglige les territoires situés hors du giron métropolitain, sur-polarise l’emploi et catalyse les inégalités spatiales et sociales, favorise une périurbanisation qu’elle rejette en lui opposant la ville compacte comme parangon de la durabilité, et repose sur une logique de ruissellement économique fortement mise en doute. La métropole, indissociable d’une société hypermobile et incapable de se nourrir, est structurellement fragile.
L’heure est donc à la définition de nouvelles approches. Il s’agit de réfléchir à des modalités d’habitabilité plus adaptées aux spécificités des territoires, devant permettre à tous d’y mener une existence la plus complète possible, sans altérer la biodiversité de l’ensemble. Dans le cadre et avec les moyens mis en place au niveau national et européen, c’est aux territoires de mettre en œuvre localement ces conditions pour évoluer, chacun et en coopération avec d’autres territoires et des institutions d’échelles intermédiaires, vers des entités :
- Accueillant une population pouvant, à distance raisonnablement atteignable par des mobilités décarbonées, y mener la majeure partie de ses activités professionnelles, commerciales, scolaires, et accéder à des « espaces de nature » et aux lieux-ressources de la vie culturelle ;
- A même de répondre à la majeure partie de leurs besoins, alimentaires notamment, et d’organiser une production d’énergie les affranchissant au mieux des boucles supra-territoriales ;
- Appropriées par des habitants leur reconnaissant une cohérence dans leur géographie, leur fonctionnement, une identité propre.
Ces nouvelles relations, intra et interterritoriales, doivent nous permettre de sortir de façon positive des interdépendances massives actuelles, sans nécrose ni repli sur soi, d’augmenter notre capacité à agir localement, de porter plus d’attention aux communs et à leur préservation, de promouvoir des formes de sociétés conviviales, coopératives, ouvertes sur les autres et, certes d’une autre manière, sur le monde.
Bien sûr, ce changement de paradigme ne peut se faire sans le déploiement d’un appareil législatif englobant, apte à lever les blocages de l’action locale. Mais le champ de l’urbanisme, la façon dont les élus et les praticiens s’en emparent, sont aussi directement concernés. L’urbanisme doit, selon nous, se mettre au service de l’émergence des « territoires » tels qu’esquissés ici. Et dans chacun d’eux, par-delà ses spécificités, on peut déjà agir.
Cela nécessite d’élargir le champ du projet, en décentrant la réflexion pour s’intéresser à la multitude des territoires à enjeux. C’est aussi une approche renouvelée, qui cherche à se fonder sur les potentiels locaux plutôt qu’à miser sur des développements exogènes, à adapter l’existant plutôt qu’à construire, à inscrire chaque projet en résonance avec une stratégie multiple qui favorise diversité et redondances.
Ces quelques réflexions entendent contribuer à l’émergence d’un vrai débat, à la hauteur des enjeux. Pour que nous prenions collectivement conscience de l’ampleur du défi, et décidions d’un projet alternatif susceptible de changer la donne. Pour qu’en 2050 nous célébrions la période qui s’ouvre comme les trente glorieuses, les vraies.
Timothée Turquin, Vivien Garié, Mai 2020