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CARTE POSTALE / RECTO
La ville entre parenthèses, Seine-Saint-Denis, Mai 2020.
Au premier plan de cette carte, ce qui occupe la moitié de son espace, les artères de la ville. Ces kilomètres d’asphalte, si pratiques à entretenir, sur lesquels la pluie ne rencontre jamais la terre, et où somnolent des ribambelles de voitures aux dimensions disproportionnées comparées à l’anatomie des êtres humains. Aux bords de la chaussée, semblent s’excuser et se débattre des trottoirs minuscules. Trônant au centre, une bande roulante vide où l’on peut voir courir une femme.
A gauche de l’image, le parc public est encagé, et derrière ses grilles, des badauds médusés par l’absurdité de la situation regardent des prairies s’épanouir sous leur nez. Un peu plus loin, des enfants et des fous boivent la palette monochrome d’un paysage désolant et aride qui dépose sur leurs phantasmes actuels et futurs, une couche de poussière lourde et inodore.
A droite, une file de pauvres humiliés, exposant leur honte d’avoir à quémander l’essentiel. Derrière des fenêtres d’immeubles, un peu plus loin, le bruit étouffé de la violence et de la promiscuité provenant de logements exigus et trop souvent impropres à l’habiter.
En arrière-plan, la vue sur le lointain des plateaux franciliens et la netteté de la tour Eiffel, habituellement dans un halo de brume. La disparition de la rumeur des circulations effrénées au profit des railleries des oiseaux qui pour une fois ont droit de cité.
Emergeant de la photo, presque en surimpression, les circuits de distribution plus courts, la solidarité pour la protection des plus vulnérables, la proximité physique et politique comme vecteurs de qualité, la richesse des jardins intérieurs, et le ralentissement général. S’effaçant déjà un peu, dans un hôtel déserté, des sans-abris retiennent leur souffle et sur la pointe des pieds, testent le moelleux d’une moquette inaccoutumée et éphémère.
Enfin, en bas de la carte postale : « Ouf, nous avons échappé au Covid-19 caniculaire ! ».
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CARTE POSTALE / VERSO
« Loin des routes, il existait une France ombreuse, protégée du vacarme, épargnée par l’aménagement qui est la pollution du mystère » (Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, 2016).
Demain. Œuvrer à tempérer la prochaine vague, gigantesque, du dérèglement climatique, ainsi qu’à limiter les ravages sociaux, économiques et environnementaux qu’elle aura sur nos sociétés.
Tout ce que nous contenons en nous de savoir-faire, de bonnes pratiques, de discernement, d’engagements, ne sera réalisable que si nous repensons collectivement le modèle financier de production de la ville.
Depuis des décennies, nos volontés se prennent les pieds dans les contraintes budgétaires qui nous astreignent à empiler davantage, à rogner sur le traversant, sur l’espace extérieur, sur la pleine terre, sur l’espace public, sur le biosourcé, sur le social, sur la culture, sur l’hors norme. Et malgré nous, nous prenons sur le pécule des ressources à préserver, nous produisons du logement cher et toujours insuffisant, et surtout une ville qui exclut l’autre : le pauvre, la femme, l’enfant, l’animal, le handicapé, et la mauvaise herbe.
Nous pourrions construire collectivement :
- les conditions de l’avènement d’une politique publique foncière efficace et à l’échelle nationale, devant concourir à contraindre, voire à interdire la spéculation du sol, délétère à tout projet urbain et rural, à empêcher de grignoter toujours plus avant dans les espaces naturels et agricoles, et donnant à la puissance publique la capacité de maîtriser la base, à la nature le droit se redéployer et de reconquérir son dû, et à l’agriculture de s’adapter.
- un nouveau système de valeurs d’un bilan d’aménagement, reconnaissant les recettes d’usages, sociales, écologiques des projets, une microéconomie en quelque sorte, rendant réalisable l’avènement de projets urbains et ruraux résolument vertueux, nous sortant de la course effrénée à la charge foncière.
- des procédures pour la création des opérations d’aménagement d’intelligence collective, administrativement décloisonnées et moins bureaucratiques, et qui pourraient s’inspirer de certaines de nos pratiques de conception déjà acquises et éprouvées, pour s’assurer du respect de chaque projet aux principes sociaux et environnementaux fondamentaux.
- la planification à très court terme d’actions massives, collectives, joyeuses, efficaces et à moindre coût, de réappropriation et désimperméabilisation de l’espace public, au profit des usages autres que l’automobile.
- enfin le goût pour le langage des hommes et celui des paysages, le temps qui passe, le silence, le rire, le plaisir, le partage, le beau, le vide, et le sauvage.
Pauline Vermeille, Mai 2020