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« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » Hölderlin
On n’oubliera pas
Tous nous savions que chaque pas nous menait au bord de la falaise, on sentait bien que quelque chose se préparait, que les forêts et les terres agricoles étaient rongées par l’urbanisation, que des zones industrielles diffusaient une croûte de laideur, que la mise à disposition du monde signifiait sa destruction. On essayait de faire au mieux, de sauver ce qui peut l’être, mais on sentait bien que ça ne suffisait pas.L’épidémie qui a envahi le monde est notre enfant, le fruit de nos actions en tant qu’espèce, elle est le retour de bâton qui nous oblige à nous réveiller brutalement et à nous regarder au miroir de cette dévastation. Ne pas oublier ce qui se passe maintenant quand le plus gros de la tempête sera passé, ne pas oublier qu’elle est le fruit de tout un monde de développement incontrôlé, de cupidité affranchie de toutes limites, d’aveuglement érigé en mode de vie. Ne pas oublier sera un effort constant quand les sirènes vont reprendre leur mélodie: il faut continuer, la vie doit revenir dans ses rails, tout doit reprendre vite comme avant. Il faudrait cependant se tatouer le mot Covid19 comme un signe de reconnaissance, pour faire allégeance à cette tribu mondiale de ceux qui savent, qui n’oublierons pas, comme on se tatoue pour commémorer un amour ou un deuil, un espoir, un rêve.
On se remettra au travail
On commencera par revenir sur le travail accumulé, on rassemblera ses rêves, on réunira autour de soi les grands intercesseurs qui nous ont donné le goût de l’architecture et avec ce bagage propitiatoire on se remettra en marche en sachant que la situation à venir demandera beaucoup d’imagination et d’efforts. L’invention d’un monde qui change la trajectoire mortifère qui est la nôtre est une tâche écrasante: par quoi commencer, comment survivre dans le monde tel qu’il est tout en œuvrant à son inflexion salvatrice ?On commence par le rêve
On rêve que les projets aient des budgets vraiment à la hauteur des affichages environnementaux des programmes.On rêve que ces ambitions ne signifient pas uniquement de suivre des référentiels bureaucratiques et ne consistent pas uniquement à remplir des tableaux interminables.
On rêve que le travail s’effectue dans un climat de confiance et de responsabilité qui nous délivre de tous les contrôleurs qui n’apportent rien aux projets.
On rêve que la reprise de la vie s’accompagne de la prise de conscience que l’architecture est un art dont les effets durent longtemps et qui mérite du temps pour être mené à bien.
On rêve que le travail architectural nous conduise à faire des bâtiments qui « marchent sur la pointe des pieds », soucieux qu’ils seront de préserver la terre et tous les non humains qui y vivent.
On rêve que, après tant d’autres métiers sacrifiés sur l’autel de la rentabilité et du profit à court terme, le métier d’architecte soit payé à la juste mesure de son importance pour le monde commun et de ses responsabilités pour que nous puissions passer tout le temps nécessaire à mûrir un projet.
On rêve que l’acte de bâtir et l’innovation architecturale soit une source de fierté politique pour les élus.
On rêve que le travail collectif entre architectes soit plus fréquent que la compétition.
On rêve que l’utilisation de matériaux renouvelables soit encore plus soutenue et que l’on se souvienne que comme les dents, l’architecture demande à être entretenue.
On rêve que la hauteur et la densité bien tempérée soient privilégiées par rapport à l’étalement de basse intensité qui ruine les campagnes et les espaces naturels.
On rêve que les programmes et la logique économique n’empêchent pas les commerces et les services en pied d’immeubles et rendent vraiment possible une vraie ville à portée de piéton.
On rêve de refaire des logements qui soient des expériences de vies joyeuses et diverses hors des carcans réglementaires qui stérilisent la recherche de la singularité.
On rêve de n’avoir plus à faire, trop souvent, ces parkings souterrains gigantesques qui absorbent budget et matières.
On rêve qu’ « optimisation » ne signifie plus « réduction » mais bel et bien « améliorer » et que le mot « beauté » remplace « traitement qualitatif de la façade », que l’usage du mot « produit » pour parler d’un bâtiment ou d’un logement soit punissable d’une amende.
On rêve que les valeurs qui nous tiennent à cœur, en secret, que nous nous disons à peine à nous-même - solidarité, frugalité, délicatesse, douceur, hospitalité, économie de l’espace et des ressources, prédominance du lien sur la rupture, écoute du monde, recherche acharnée de la beauté et du plaisir d’habiter - puissent enfin circuler à visage découvert, en plein jour et devenir le point de ralliement autour duquel de plus en plus de monde se retrouve dans l’acte de construire.
Ivan Le Garrec - architecte associé de l'agence Séméio architecture