C’est dans ces métropoles à bout de souffle, où vit déjà la plus grande part de la population mondiale, que s’expriment le plus manifestement les opportunités et les tensions propres aux grandes transitions de ce nouveau siècle : démographique, numérique, sociale et environnementale. C’est aussi dans ces villes que se préparent les réponses aux nouveaux défis planétaires particulièrement soulignés lors de cette période du Covid 19.
Dans ce jeûne obligé que nous impose cette crise sanitaire on s’autorise d’autant plus à réagir et se mettre à imaginer pourquoi pas à des conversions spectaculaires.
Pour la première fois depuis des années, des millions de gens, bloqués chez eux, retrouvent ce luxe oublié : du temps pour réfléchir et discerner ce qui les fait d’habitude s’agiter en tous sens. Une remise au pas au sein même des villes devenues elles-mêmes aphones et silencieuse.
Tentons donc quelques hypothèses pour demain et mettons-nous à rêver que ce choc du confinement devienne un apprentissage salutaire.
Les villes ont des odeurs, des couleurs, des ambiances…, qui les rendent reconnaissables entre toutes. Paris n’est pas Berlin ; Tours n’est pas Marseille ; Bordeaux n’est pas Toulouse. Il est difficile d’être neutre vis-à-vis de cet objet d’étude qu’est la ville. Comment ne pas être et se sentir affecté, au plus profond de soi, par ce milieu de vie, son fonctionnement, sa diversité sociale, visuelle, fonctionnelle, ses ambiances, mais aussi par ce qu’elle représente en termes de fonctionnement de la société, avec ce qu’elle permet ou oblige, ce à quoi elle incite et ce qu’elle empêche ? Une ville donne ou non, inclut ou exclut, intègre ou désintègre… ; une personne pense cette ville, la ressent, la vit : ville et individu entretiennent un rapport qui influence les représentations, les imaginaires, les pratiques, et donc l’ambiance et le réel urbains. La société urbaine ne peut plus faire l’économie de quelques questions simples à formuler.
Comment aimer la ville durable ?
Un peu, passionnément, pas du tout ?
La ville est un ensemble hétérogène et les projets d’uniformisation ou de gabarits n’ont jamais tenté que les régimes autoritaires. Puisque toutes les époques, toutes les écritures et toutes les formes d’habitat s’y mêlent déjà, il n’y a aucune raison pour que l’on arrête d’y brasser les fonctions, les esthétiques, les dimensions, les hauteurs, les matériaux, les couleurs, les couches sociales, les religions, les métiers… Tout fait ville et tout doit y être mélangé pour faire la ville, depuis l’appartement, jusqu’au quartier ; sans ségrégations de fonctions et de populations.
Plus les villes sont « mélangées », plus elles sont « habitables ».
Plus elles sont habitables par tous, c’est-à-dire « appropriables » et « auto-gérables », moins elles sont ségrégationnistes. On peut penser avec un certain enthousiasme que moins stressantes, moins anxiogènes, moins dévoreuses d’espace et d’identités, elles permettraient de consommer moins.
C’est donc dans la ville qu’il est urgent d’inventer.
Plus elle est fragilisée, plus il y a urgence.
Ces urgences feront architecture et urbanisme.
Depuis de nombreuses années j’ai pu suivre et participer aux travaux de recherches prospectifs de François Seigneur dans les mondes de l’art et de l’architecture.
Par ces échanges, nous souhaitions exercer ensemble une responsabilité avec des regards et des horizons différents dans un mode inédit de collaboration et de coproduction pour que les villes et les lieux de vie soient les plus humains, vivables, durables, inclusifs et créateurs de valeur.
Pour avancer il nous fallait un monde construit d’architectures entremêlées de diversité, de complexité, de partage pour un retour urgent vers l’autonomie.
Que faut-il entendre par « autonomie » en architecture et en urbanisme ?
Si le concept est assez flou, et parfois mal perçu, cela tient probablement au fait que l’idée même d’autonomie est sortie de notre pensée collective. Notre dépendance aux règles économiques et nos usages nous laissent, pour beaucoup, en état de contemplation.
Le projet urbain et architectural doit donc reposer sur des piliers supplétifs : la construction d’ensemble à énergie positive, la production et élevage de nourriture à côté des habitations, la consommation d'énergies renouvelables, le recyclage des déchets et le filtrage de l'eau; et enfin et surtout la responsabilisation sociales des communautés locales.
Si l’on définit comment faire autrement à la suite de systèmes passifs , ségrégationnistes et dépendants, l’architecte et l’urbaniste doivent réinventer des ensembles actifs, conviviaux et indépendants. Mettre sur pied des ensembles « autonomes », réfléchis comme des « autarcies connectées », denses ou très denses et socialement complexes, autosuffisantes en énergie, en eau et en alimentation, imbriquées dans les centres urbains ou périurbains, et dans lesquels les activités individuelles et collectives peuvent se faire « sur place » et sans obligation de déplacements.
Non plus conçus comme zones de stockage par catégories d’une humanité anesthésiée, mais pour la cohabitation obligée de toutes les activités humaines, indépendantes et complémentaires, la synthèse sociale et fonctionnelle de ces ensembles ne peut que produire une esthétique architecturale qu’il est temps d’imaginer et de proposer.
S’il est d’ores et déjà envisageable de concevoir des habitats isolés totalement autonomes, l’autonomie d’un habitat collectif urbain et dense – même si les technologies sont disponibles et ne relèvent plus de l’utopie – demande que nos visions économiques, politiques, comportementales et esthétiques changent profondément. Pour les dessiner et les construire, il y aura un énorme travail de redéfinition des modes de vie, individuelle et collective.
« Pour rendre aimable la ville dense, peut-être faut-il la vouloir moins parfaite »
François Seigneur s’impatientait à rappeler que l’architecture était avant tout un moyen de proposer, d’innover et de mettre en œuvre des espaces utiles et aisés, habitables avec bonheur, sans impérialisme. « Ne croyons pas à la beauté spontanée » disait-il. « Celle de l’architecture est un processus lent, complexe, imbriqué dans la stratification des usages réels et de leur liberté d’écriture. Je m’ennuie d’une œuvre si elle se prétend achevée et définitive ».
Depuis des années, la discipline architecturale s’est approprié le thème de la complexité et les différentes représentations qui lui sont associées. Aujourd’hui par la ville devenue autonome, ce thème pourrait inaugurer un questionnement plus élargi. Penser la complexité de l’architecture permettrait d’instaurer une complémentarité assumée entre méthode analytique et pensée systémique. Il ne s’agirait plus de chercher des prises de position esthétisantes mais d’ouvrir une réflexion relative à la construction des connaissances, du partage et du progrès dans le domaine de l’architecture – ses objets, ses conditions de formulation et de légitimation.
En mutation constante l’architecture se replacerait au cœur des débats, jouerait à nouveau un rôle structurant voire même primordiale par le fait même qu’elle redevient le réceptacle de la vie des individus et des sociétés pour leur environnement. Elle redeviendrait par ce biais, message, image et symbole, et se transformerait aussi parfois en médiateur culturel ou politique, par lequel se transmettent les messages.
Plus que jamais le rôle de l’architecture serait de créer des mondes complexes et ouverts.
C’est dans ces métropoles et par cette architecture moins définie qu’il est urgent d’inventer pour une ville productrice de santé et bien-être.
Plus la ville et l’architecture sont fragilisés, plus il y a urgence.
Ces urgences feront architecture et urbanisme.
Aldric Beckmann (avec le soutien d’extraits de texte de François Seigneur), Mai 2020