24 avril 2020

Faire place à de nouvelles architectures du stock et de la production

SYVIL, atelier d'architecture et d'urbanisme

Comment la crise sanitaire révèle les coulisses de nos villes dépendantes



© Klaus Frahm, Looking from Behind The Fourth Wall, 2013.

« The first revolution is when you change your mind about how you look at things, and see that there might be another way to look at it that you have not been shown. » 1982, Gil Scott-Heron, musicien, poète et romancier jazz soul américain

La crise agit comme révélateur. A la manière d'un contre-champ, elle nous amène à regarder l'envers du décor, à nous plonger dans une introspection collective. Nous redécouvrons ce que nous ne voulions plus voir, accaparés par une volonté pugnace de nous détacher des choses « bassement matérielles ». De quelle organisation dépendons-nous? Quels en sont ses impacts humains, sociaux et écologiques ? De quelle envergure est faite notre monde ? Quels sont ces problèmes si lointains qui frappent à notre porte ?

Soudain nous découvrons que le monde est tissé d'une myriade de réseaux inéluctablement connectés. Ce sont les filières mondialisées du commerce maritime international containérisé en flux tendu dont on nous a rendu si dépendants. Être extraite ici pour être transformée là, dans cette usine, retraverser le monde entier en sens inverse, transiter par cet entrepôt pour atterrir finalement dans notre boîte aux lettres : tel était le destin de la matière jusqu’à ce que la chaîne se grippe.

Soudain, cette tension autour des enjeux matériels nous invite à célébrer les personnes qui nous permettent aujourd'hui de vivre. Nous applaudissons les soignant.e.s, les éboueur.euse.s, les livreur.euse.s, les caissier.ère.s, les ouvrier.ère.s pour leur contribution essentielle au sein de ces filières. Ces dernières sont en temps normal rendues invisibles : par la facilité apparente du numérique, qui donne l’illusion de services immatériels , par leur relégation dans les zones d’activités en périphérie des villes, et souvent par le travail de nuit.

N’est-il pas temps de s’attacher à mieux comprendre l’organisation de nos territoires ? N'est-il pas temps de remettre en avant les contingences matérielles de ces grands services vitaux, de revaloriser leur place dans notre cadre de vie ? La logistique, la production manufacturière, le traitement des déchets, la production d'énergie, l'assainissement doivent être considérés pour ce qu’ils sont : les leviers d'une nouvelle sobriété matérielle et énergétique à construire, de solidarités à renouer.

Les villes n'ont aucune résilience matérielle

Nous l'avons vu avec la pénurie de masques et de principes actifs des médicaments [1]. Les longues chaînes d'approvisionnement mondialisées, déployées en flux tendu n'offrent aucune marge d'adaptation en cas de pénurie [2]. 97% des produits consommés dans une aire urbaine sont produits en dehors ; en moyenne ils ont parcouru 6700 km [3].

Si aujourd’hui c'est une pandémie qui provoque une crise majeure, demain ce sera une crue centennale, une rupture d'approvisionnement énergétique, ou une canicule torride, si ce n’est encore une catastrophe technologique... Les territoires ne sont pas préparés aux crises importantes qui peuvent subvenir. L’Île-de-France, par exemple, n'a que trois jours d'autonomie alimentaire [4].

A la lumière de ce constat de dépendance, de cette révélation à tous des coulisses humaines et matérielles de la ville, comment penser un urbanisme de la résilience, de la prévenance, de l’endurance? Celui qui pourrait faire fonctionner les villes en circuit plus court et en boucles « circulaires » du berceau au berceau ? A l'heure de cette crise majeure, des pistes parmi d’autres peuvent, être évoquées : l'architecture du stock et l'architecture de la production locale [5].

Reconsidérer l’architecture du stock et de la production-distribution locale

Les villes, il n'y a pas si longtemps, construisaient des magasins généraux. Ils servaient de stocks-tampon, mais aussi en prévision des famines et autres pénuries ; monuments dépositaires des richesses matérielles, ils suscitaient l'admiration, sinon l'envie. Passer d'une logique de flux tendu à une logique de stock, plus résiliente, suppose de retrouver ces fonctions dans la ville, comme le stockage de matières premières, de produits de seconde main, de nourriture, d’énergie.
Ne pouvons-nous pas imaginer la reconversion immédiate de parkings désaffectés en espaces de stockage de proximité ? A Paris, on dénombre 150 000 places de parkings inutilisées [6] . Elles seraient reconverties pour devenir les greniers communs à chaque immeuble, à chaque quartier. Une logistique décarbonée reprogrammée dans un objectif de proximité nouerait des partenariats équilibrés entre une ville et son arrière-pays agricole et fabricant [7].

Mais rendre une ville capable de subsister, c'est aussi produire et réparer sur place. En ce moment, dans les fablab ou ailleurs, des couturier.e.s improvisé.e.s et des makers fabriquent des masques, des sur-blouses, des visières et des respirateurs. Et demain sera l'occasion de renforcer la production urbaine et locale, grâce à des usines, capables comme on l’a vu d’adapter leur production, d’aménager de véritables micro-fabriques de quartier, municipales, multifonctions, multi-filières, qui produiraient à la demande. Aujourd'hui, elles produisent du matériel médical, demain elles répareront des objets, de l'électroménager, fabriqueront à la demande des générateurs électriques... et pour la prochaine crue centennale, pourquoi pas des canaux pneumatiques ? Ces relocalisations demanderont d’actionner certains leviers : nouveaux dispositifs architecturaux compatibles avec la production, stratégies foncières[8] et réglementaires[9].

Valoriser les coulisses matérielles de la ville : un enjeu de résilience mais aussi d’écologie

Relocaliser la production proche des bassins de consommation aurait un triple avantage. Rendre les villes résilientes certes. Mais aussi réduire l’énergie consommée pour le transport grâce à des circuits raccourcis. Enfin, accueillir de nouveau dans nos villes ces fabriques, c’est valoriser les entreprises aux meilleures retombées sociales et environnementales, c’est les encourager dans leur transition vers des modèles de moindre nuisance et de respect de la nature, c’est arrêter le gaspillage de l’urbanisation des terres agricoles en lointaine périphérie.

A notre niveau, mettre en lumière durablement les coulisses que la crise sanitaire nous révèle aujourd’hui, poserait la première pierre d’une révolution urbaine.


[1]«  Dans l’industrie pharmaceutique 80 % des principes actifs des médicaments sont importés de Chine et d’Inde, contre 20 % il y a trente ans » Maxime Combes, Geneviève Azam, Thomas Coutrot économistes et Christophe Aguiton sociologue et tous membres d’Attac France, Le Monde 22 mars 2020
[2]Barbara Stiegler, Le Monde, 9 avril 2020
[3]Chiffre 2018 Think tank « Utopie »
[4]BASSET, Frédérique, Vers l’autonomie alimentaire, Rue de l’échiquier éditeur, Paris, 2012, 128 p
[5]En mars 2019 SYVIL avait publié dans la revue Sur Mesure un article sur la Ville circulaire : http://www.revuesurmesure.fr/issues/nouveaux-visages-ville-active/la-ville-circulaire et un article complet sur son site syvil.eu
[6]source APUR 2019
[7]La Ruche qui dit Oui met en relation clients et producteurs dans toute la France
[8]De type Organisme de foncier solidaire ou baux longue durée par exemple, Zéro Artificialisation Nette
[9]De type micro-zonage dans les documents d’urbanisme
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