" Évidemment, on a plus envie d’habiter Plaisir qu’Angoisse. Il faudrait se livrer à une étude comparative du prix au mètre carré. On peut imaginer la réunion de brainstorming en agence de communication pour trouver le slogan de la ville, la phrase qui donnera envie aux gens de venir pour passer la journée, un week-end en famille, ou même de s’installer pour jouir d’une meilleure qualité de vie : Plaisir, venez trouver tout ce que vous cherchez, Plaisir : une destination de rêve, Ne venez pas par obligation, Plaisir, une ville à découvrir, Ici il n’y a pas de gêne, Une ville bourrée de principes, tout Plaisir est pour vous, Faites-vous Plaisir, Offrez-vous Plaisir, Joie de vous recevoir, La ville qui rend le sourire, etc.
On peut parier qu’on y trouve un chocolatier ou une pâtisserie baptisés « aux petits plaisirs ».
Sur les 5 cartes postales des années 70 que j’ai trouvées, on voit quelques lieux emblématiques disposés en une mosaïque de petites photos autour du nom de la ville, PLAISIR, en capitales, et son blason en médaillon. On voit l’église romane, seule construction vraiment ancienne, le prieuré, un bâtiment du 19ème devenu la Mairie, et beaucoup d’immeubles d’habitation construits dans les années 60-70, des blocs rectangulaires qu’on pourrait dire à taille humaine sortis de terre avec des balcons en épi, des balcons en plexi, avec, garées autour, des voitures de l’époque, des Simca et des Renault 12, sur quelques emplacements de parking qui devaient suffire au début, et aussi des parterres de fleurs qui ont l’air d’avoir été plantés juste avant la photo, deux terrasses de cafés-tabac avec des tables rondes et les mêmes parasols, des chaises en plastique jaune le long d’une départementale, un massif de colzas, un début de galerie marchande et puis la gare, encore toute blanche et épurée, pour rappeler qu’on peut bien sûr rejoindre Plaisir par le train.
En 1977, année où Marguerite Duras réalise le Camion et filme ce coin des Yvelines, les unités de logement sont neuves, parfaitement alignées et elles attendent leurs habitants, de jeunes ménages sans doute qui eux-mêmes attendront bientôt leurs premiers enfants nés ici, qui grandiront dans ces appartements tous neufs et feront leurs premiers pas au pied des bâtiments, dans les petits parcs à jeux et les allées tranquilles. Le camion longe la route de part et d’autre de laquelle ce sont des champs, des étendues de terre, quelques rares entrepôts, des hangars en tôle ondulée, une station-service allumée. Il croise des voitures de l’époque, des coccinelles, des deux chevaux qui ressemblent à des jouets.
Il y a toujours eu paraît-il, selon un schéma qui revient souvent, une césure entre le nord, plus populaire et moins joli avec ses immeubles en béton, et le sud plus cossu, ses pavillons avec pelouse. Dans les jardins privés, sur le gazon bien vert, un bambin doit faire du vélo, un papillon lui coupe la route, au second plan une niche, un toboggan, des balançoires. Les mêmes que dans les squares publics, mais en version individuelle.
Les propriétaires de maisons sont-ils plus satisfaits, souriants et détendus que leurs comparses habitant des communes voisines aux noms moins signifiants ? Affichent-ils un air extatique en faisant cuire des grillades sur un barbecue ? Dans les deux pièces et les trois pièces, les gens sont-ils étrangement béats ? Combien dure le trajet entre Plaisir et Angoisse ? Quelle est la proportion de gens qui préfèreraient faire le chemin dans un sens plutôt que dans l’autre ?
Est-ce que les premiers habitants, forcément nostalgiques, se réjouissent des changements en disant un Plaisir chasse l’autre ? "
Valérie Mréjen
Née en 1969, vit à ParisÉcrivaine et plasticienne, autrice notamment de L’Agrume (Allia, 2001) et Troisième personne (P.O.L., 2017), elle expose dans de nombreux musées et centres d’art, dont l’IMEC en 2019 et le Musée national de l’histoire de l’immigration en 2022.