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" Ce carrousel, quand même, quel monument absurde : un arc de pierre ouvrant et fermant sur du vide, une ouverture inutile en l’air. Elle servait d’entrée d’honneur à un palais disparu, on dirait aujourd’hui un accessoire de parc à thème abandonné sur un coin d’autoroute. Un château gonflable pour enfant dans une cour d’école. On apprend que l’une des deux statues installées du côté gauche del’arche représente l’Histoire. Levez les yeux, indique le guide, regardez-la. Elle est bien assise bien droite sur sa chaise curule confortable, les mains bien à plat comme si elle essayait de se détendre avant son intervention, les yeux vides, respiration douce, on se détend, je pense à des trucs agréables se dit-elle, je vais dire quelque chose bientôt de mémorable, on se détend, j’ai mes jambes bien à plat sur ce bon socle de pierre bien arrimé sur le sol, une bonne chaleur dans la nuque, hmmmm, elle est sous hypnose, l’Histoire.
Place du Carrousel donc, quel endroit horrible ; mais déjà en 1843, on se plaignait des démolitions et de la disparition d’un quartier entier sous cette dalle absurde. Il a été rayé de la carte en 1851. On regarde les plans — on sort les cartes : sous ce désert de pierre s’étalait un quartier très étrange. On suit les rues à la loupe. C’est tout petit et ça serre le cœur, comme si on découvrait une fresque sous une pelouse. Ça grimpe. À chaque pas, une élévation. On découvre une rue des Orties en contrebas de la lugubre grande galerie. L’espace se déplie, les façades se dressent. À la place de ce terrain vague, on aperçoit des lacis de petites rues étroites longeant d’énormes hôtels, des châteaux de Bohème, des arrière-cours sombres. On rentre par la croisée dans une chambre bleue nervurée de boiseries — ça discute et picole ferme des nuits entières ; on se glisse au fond de l’impasse, on grimpe les étages, voilà un grand hamac dans un salon en longueur avec des paysages de Corot au-dessus des portes — Nerval fait la sieste. La littérature, ça reconstruit. On a envie de traverser ce quartier de manière intrusive, à la manière d’un insecte qui dévorerait une bibliothèque de l’intérieur, un tunnel pas plus large qu’une lettre, brrrr.
Vous êtes en visite chez la cousine Bette, c’est un peu approximatif, vous avez beau être Balzac, vous êtes perdu, vous confondez l’impasse et la rue du Doyenné, les ruines de l’église st Thomas-du-Louvre envahie de végétations sont sur votre droite si vous longez l’hôtel de Longueville, non c’est dans l’autre sens, revenons en arrière par l’impasse, ouh là là, voilà les seules voies intérieures de ce pâté sombre et désert où les habitants sont probablement des fantômes, car on n’y voit jamais personne. Le pavé, beaucoup plus bas que celui de la chaussée de la rue du Musée, se trouve au niveau de celui de la rue Froidmanteau. Enterrées déjà par l’exhaussement de la place, ces maisons sont enveloppées de l’ombre éternelle que projettent les hautes galeries du Louvre, noircies de ce côté par le souffle du nord. Les ténèbres, le silence, l’air glacial, la profondeur caverneuse du sol concourent à faire de ces maisons des espèces de cryptes, des tombeaux vivants, poursuit Balzac qui exagère, parce que les gens s’y amusaient beaucoup. J’ai les preuves. Il y a beaucoup d’histoires formidables. D’ailleurs le nom de ce carrousel vient d’un vrai carrousel, où le prince de Condé à cheval, au printemps 1662, était déguisé en Indien. "
Olivier Cadiot
Né en 1956, vit à ParisAuteur notamment de L’Art Poétic’ (P.O.L., 1988), Futur, ancien, fugitif (P.O.L., 1993), Histoire de la littérature récente Tome 1 et 2 (P.O.L., 2016, 2017), et Médecine générale (P.O.L., 2021, Grand Prix de la fiction de la Société des gens de lettres).