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" La Porte d’Orléans est une pellicule de croûte terrestre située sur le 48ème parallèle Nord et le 2ème méridien Est. Le long de ce méridien court une nationale qui rejoint Paris à l’Espagne, et qui se nomme ici l’avenue du Général Leclerc. Sa silhouette longiligne, seul monument de la Porte, domine l’entrée de l’autoroute A6, le périphérique, et un parking souterrain à trois niveaux. Le seul avantage d’habiter une porte est de pouvoir sortir de la ville rapidement. Le Général veille aussi sur le square du Serment de Koufra, ville de Lybie où ses troupes jurèrent de libérer la France. Je l’ai longtemps appelé « le square de la dépression » car mes enfants aimaient y jouer et je m’y suis beaucoup ennuyée. Il était doté des meilleurs toboggans du quartier, d’un dynamique marché de la drogue, et de l’air le plus pollué de la Rive Gauche. Ici ce n’est plus vraiment Paris et pas encore tout à fait la banlieue. Les bistros ont un air anonyme et vacant, comme le Corentin, qui existait déjà dans les années cinquante et qu’évoque Patrick Modiano, avec son père s’éloignant à jamais vers Montrouge, et leurs rendez-vous manqués dans les Zeyer, Rotonde et Terminus de cet arrière-pays… Tous ces bars des dernières fois portent les couleurs trop gaies des portes de Paris, rouge vif, jaune doré, miroir-brisé ou rose bonbon, comme le hall de l’ « Idéal Hôtel ». N’y logent que des voyageurs de passage ou, au contraire, des familles durablement privées de domicile. Hôtels sociaux et hôtels de congrès se côtoient.
On mange sur le pouce, on s’habille en friperie de vêtements qui furent à des fantômes. On se presse aux cinquante arrêts de bus, on demande son chemin en cent langues. La ligne 4 du métro vous envoie plein Nord à l’autre porte, celle de Clignancourt. Le tramway vous propulse d’Est en Ouest. Le RER B joint les deux aéroports, Orly et Roissy. La porte d’Orléans ouvre sur Shanghai et Rio mais aussi sur Breuillet-village, au bord de la nationale, ou Etampes et bien sûr Orléans. Habiter Porte d’Orléans c’est habiter les bouts du monde.
Le soir il me semble entendre la Porte gémir sur ses gonds, dans les sirènes hurlantes des flics et des transports de prisonniers. La Porte semble privatisée par la préfecture pour relier à toute vitesse les prisons de Fresnes et de la Santé, et Orly et l’Elysée, comme si Paris n’était, ici, que traversable.
Flâner, Porte d’Orléans, c’est déserter le plan quadrillé. Rien n’est fait pour les piétons mais on s’échappe par les petites voies pavées, ou par des jardins gagnés sur le bitume. Il y eut, ici, des artistes, Mondrian dans son atelier cube, Chana Orloff dans sa maison moderne, Annette Messager et Christian Boltanski. Sous la fine croûte terrestre est un labyrinthe de tunnels, métro, catacombes, voies ferrées désaffectées où les graffiti sont vivants. Une très longue galerie sans lumière relie l’avenue à un profond ravin du parc Montsouris. De là on traverse le boulevard des maréchaux et on entre dans la Cité Universitaire, « la grande cité U », car il y a aussi la petite, entre le pavillon arménien, chinois, cubain, tunisien, grec, etc. Cent cinquante nationalités se côtoient pendant un an, deux ans, trois ans, puis les étudiants repartent sur la Terre, sauf si une histoire d’amour les a, peut-être, retenus porte d’Orléans. "
Marie Darrieussecq
Écrivaine, autrice notamment de « Truismes » (P.O.L, 1996), « Tom est mort » (P.O.L, 2007), « Il faut beaucoup aimer les hommes » (P.O.L, 2013, prix Médicis), « Notre vie dans les forêts » (P.O.L, 2017) ou « Pas dormir » (P.O.L, 2021). Elle a également traduit le fondateur « Une chambre à soi » de Virginia Woolf en « Un lieu à soi » (Denoël, 2016), et contribue à de nombreux livres d’art comme « Être ici est une splendeur » sur la peintre Paula Modersohn-Becker.« Porte d’Orléans » est une déambulation dans le quartier où habite l’écrivaine, le long du 2e méridien Est, un coin où ce n’est plus vraiment Paris et pas encore tout à fait la banlieue.