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"De quelque point de vue qu’on l’approchât, la place des Fêtes demeurait irréductiblement moche. Ce jugement ne tenait pas à la sensibilité du spectateur. Peu importe l’école esthétique dont on se réclamât : des fonctionnels aux plus brutalistes, tous finissaient par admettre que rien ne rachèterait jamais la place de Fêtes.
Les aïeules racontaient que l’endroit, autrefois champêtre et proprement festif, avait été le repaire de leur jeunesse, quand la vie domestique n’avait pas encore ratissé la joie. La place aussi fut ratissée. Trop d’herbe, de constructions basses. Il convenait alors d’élever des forêts de béton et d’amiante, des falaises de parements marron, des précipices de ciment gris. C’étaient partout d’immenses ou minuscules désastres – jardins désœuvrés sur les contreforts, mornes batteries de boîtes aux lettres, mosaïques pétrifiées dans les cours intérieurs. Les aïeules étaient mortes. On oublia que la place des Fêtes n’avait pas toujours été irréductiblement moche.
Les reconstructeurs firent les innocents. Ils avaient édifié ces gros pâtés dans l’espoir d’impressionner les foules, et celles-ci refusaient de s’y risquer. C’était moderne, mais voyez-vous un peu trop, arguait le visiteur quand on le conduisait, par le truchement d’ascenseurs démoniaques, vers des hauteurs déraisonnables. Les appartements amarrés dans le ciel ravivaient ses pires cauchemars. Il s’y trouvait si près du soleil qu’il y brûlerait par fatalité. L’espace d’un instant, il se voyait flotter dans l’air, puis échanger un baiser mortel avec béton en bas.
En bas. Mieux valait y rester. Dans les allées feuillues, les jolies maisons. Se faire scarabée ou hanneton, de ces insectes qui résistent aux accidents les plus nucléaires. L’œil rivé aux plissures minérales, ils clopinent dans les rainures, les angles morts où même en plein jour subsiste la nuit. Ainsi n’aperçoivent-ils que le nécessaire, ignorant les vastes ombres qui planent sur leurs carapaces.
Or il se produisit que la ville ne fut bientôt plus capable d’accueillir les foules dans la meulière, la pierre de taille, les hôtels particuliers. Il fallut reconsidérer la place des Fêtes. Quand bien même on possédait de soi l’image d’une personne de culture et de goût, on fut contraint d’envisager le moche.
Des stratagèmes furent mis en œuvre. On se rendit au Monoprix, on acheta des cosmétiques. Sur la dalle furent disposés des arbres en bac, des bandes de gazon, un chalet suisse. On espérait que l’arbre cacherait la forêt de béton et d’amiante. Mais toujours les pâtés se glissaient dans les interstices. Dès que l’œil s’égarait entre les branches, il apercevait leur méchant nez. Au bout de six mois, tout fut flétri. Les pelouses asséchées laissaient voir le sable, les feuillus faisaient la gueule, lassés de leur rôle inconsistant, et les pâtés victorieux régnaient de nouveau sur le territoire. La place avait triomphé sans peine de l’ennemi végétal. Elle disait : « Aimez-moi moche, ou ne m’aimez point."