Saison 3

Delphine de Vigan

Un trajet

Delphine De Vigan - Un trajet

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Collection de courts métrages réalisée par Stéfan Cornic et produite par Année Zéro et le Pavillon de l'Arsenal en partenariat avec Télérama et Enlarge Your Paris.

Un écrivain contemporain choisit un quartier, une zone, un lieu du Grand Paris. L’écrivain écrit alors un texte du genre littéraire de son choix, en lien avec l’espace. La caméra, elle, capte l’esprit des lieux. Par moments, des correspondances se tissent entre le texte lu par l’écrivain en voix off et les images. A d’autres, des écarts développent une nouvelle narration qui libère l’imagination et les interprétations.

Entre vision documentaire et fiction littéraire, les films offriront des instantanés du Grand Paris d’aujourd’hui pour dessiner le portrait d’une ville en mutation." />

" Pendant onze ans, quatre jours par semaine, je me suis rendue à Alfortville, dans les anciens locaux d’une usine de masques à gaz. A mon travail. Pendant onze ans, j’ai répété ce trajet, matin et soir, dans un sens puis dans l’autre. Sans y réfléchir, mon corps montait des marches, se glissait dans des tourniquets, empruntait des souterrains. Chaque jour mes pieds suivaient la même ligne, ma main effleurait les rampes, se posait au même endroit pour pousser ou retenir les mêmes portes. Mon corps semblait effectuer seul ces déplacements. De manière automatique, instinctive, il allait travailler sans que j’y pense. Mon corps savait dans quel wagon se positionner pour être près de la bonne sortie, connaissait par cœur les couloirs, les escaliers, les raccourcis. Comme des milliers d’autres corps, le mien avait enregistré les courbes, les accélérations, les sons, les ralentissements, le nombre de minutes nécessaire à chaque arrêt, les variations de lumière.

      Ainsi le temps urbain, collectif, entre-t-il en résonnance avec nos rythmes biologiques, intimes.

      Il y a maintenant plus de dix ans, j’ai quitté ce travail. Je ne suis jamais retournée à Alfortville. Pourtant, je crois que mon corps se souvient. Qu’il a gardé en mémoire ce trajet. Un trajet comme une empreinte visuelle et sensorielle indélébile, capable à elle seule de convoquer une époque. Un pan de vie.
      Je voulais y aller voir, pour vérifier. Pour écrire ce texte. Mais chaque jour, je remets à plus tard. Mon corps ne veut pas.
      Par peur des souvenirs, surgis au détour d’un nom, d’une odeur, d’un son ?
      Par peur de la nostalgie de ce temps où il était plus jeune, plus beau, plus vaillant ?
      Ou peut-être parce que mon corps se souvient d’un matin de grand désarroi, où il n’a pas voulu entrer dans le wagon.

      Mais toi, tu peux y aller. Je t’explique. Tu prends la ligne 5 jusqu’à Bastille, puis la 1 jusqu’à gare de Lyon. Là, sous le Hall principal, tu t’engages dans la longue galerie souterraine qui relie le métro au RER. Un point de jonction, d’intersection, où se croisent chaque jour plusieurs milliers de voyageurs, le pas pressé. Les dalles sont glissantes, le pied doit être sûr, affirmé. Il faut respecter le rythme, la cadence. Jette un œil à l’immense mosaïque rouge et bleue qui orne le mur, du côté droit. Au bout du couloir, en bas des escaliers roulants, tu descendras plus bas encore, dans les profondeurs de la ville.
      Voie 1 ou 3. Direction Melun ou Corbeil-Essonnes, ne te trompe pas de train.
Quand les portes s’ouvrent, il faut laisser sortir les autres, maintenir sa position au milieu du flot, puis trouver où s’asseoir. Approche-toi des vitres si tu le peux.
      Dans le tunnel, pendant quelques minutes, tu écouteras ce bruit singulier, propre au RER, un couinement doux qui se mêle au roulis et monte légèrement dans les aigus, lorsque la rame accélère.  Et puis celle-ci ressort à la surface, longe les murs taggés, et prend de la vitesse au milieu des rails : un vaste enchevêtrement destiné à l’aiguillage, où stationnent quelques trains.
      Plus loin, tu traverses la Seine, sur la droite, tu peux voir l’hôtel chinois en forme de pagode, des immeubles aux architectures diverses, et la fumée des usines de Vitry.
      Une série de petits bâtiments HLM perpendiculaires aux rails annonce l’arrivée en gare de Maisons-Alfort - Alfortville. 
      Il paraît qu’elle a été entièrement rénovée, selon la charte de la SNCF.
      Il paraît qu’une boulangerie s’est ouverte, côté Alfortville.
      Il paraît que tout a changé, mais pas tant que ça.
      Tu me diras. "



Delphine de Vigan

Née en 1966, vit à Paris
Écrivaine et scénariste, autrice d’une dizaine de romans, dont Les Heures souterraines (JC Lattès, 2009), Rien ne s’oppose à la nuit (JC Lattès, 2011, prix du roman Fnac 2011, prix du roman France Télévisions 2011, prix Renaudot des lycéens 2011, Grand prix des lectrices de Elle), et D’après une histoire vraie (JC Lattès, 2015, prix Renaudot 2015, prix Goncourt des lycéens 2015).