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" Tu es trop jeune pour savoir exactement où tu es. Tu as connu autre chose mais tu l’as déjà oublié : le principe de l’enfance. Tu n’es pas d’ici mais tu ne connais nul ailleurs : le principe de la banlieue. Tu sais qu’il y a la tour, le square, le parking, la supérette, le bus de la piscine, l’école. Il y a l’église arménienne et la sandwicherie turque, l’épicerie arabe et le supermarché casher, tout cela se ressemble et tu ne saisis pas les différences : des rues, des façades, des vitrines et du béton, chez toi.
Et puis il y a Chinagora.
Tu apprends, tu parcours. Tu connais les bords de Marne, où l’on rencontre la BAC à la nuit tombée, tu connais les bords de Seine ; cheminées, poids lourds à toute berzingue. C’est un terrain vécu, arpenté, baptisé du nom des quartiers que vous habitez toi et les autres, Alouettes, Liberté, Grand ensemble, carrefour Pompadour, port à l’anglais. C’est ici que tu grandis, bus, collège, RER, premières fugues et premières amours. Tout ça c’est le monde normal, le monde tel qu’il est et avec lequel il va falloir composer : au loin les cheminées de la centrale EDF, là au-dessus des dix voies de l’autoroute A4 on arrive à ce coteau où des cabaniers gardent des chiens furieux, là-bas l’échangeur qui forme un vaste entrelacs au-dessus de la rivière.
Et puis il y a Chinagora.
Tu n’as pas une image précise de comment tout cela s’ordonne ensemble. Il y a le fleuve qui apporte le vent, l’espace de la cité des Alouettes avec ses chemins par les porches qui vont jusqu’au RER. Il y a le bus qui va à Maisons-Alfort, la Marne, l’école vétérinaire et le fort, le collège et le coin de grillage facile à grimper, le gymnase, différents ponts sur les rails, l’autoroute, la rivière. Tu connais tout ce coin sans en avoir de vision cartographique. C’est chez toi, tu ne te souviens pas d’avoir habité ailleurs avant, tu ne sais pas que tu vas partir, chaque déménagement est une banale surprise. Tu as l’âge du ici et maintenant.
Et puis il y a Chinagora.
En cherchant sur Internet j’apprends que ce truc a été construit après ma naissance, que sans doute quand j’y suis allée la première fois c’était tout neuf, mais je ne le savais pas. L’enfance ne connaît pas le temps, le passé, l’avenir. C’était vide et assez froid dans mon souvenir. Tellement exotique. La Chine. Jamais je n’avais vu une pagode. Il y avait des statues de lions à enfourcher, j’étais vraiment petite. La Chine, c’était là. L’extrême orient.
Et puis le confluent.
Là, il y a longtemps, tu as compris que les rivières se rencontrent, se mêlent. Que si tu jettes un morceau de bois ici il ira jusqu’à l’océan. Tu as compris qu’au bout, il y avait la mer. Tu as découvert la possibilité de l’ailleurs sous les nuages filant au-dessus des flots.
Plus tard tu prendras le métro vers Paris, un jour tu prendras le TGV, tu verras Chinagora depuis la rame, en passant. Tu rouleras sur l’autoroute A4 et le coin de la pagode apparaîtra dans le coin du pare-brise, un instant. Toujours ce fond vague d’exotisme. Une permanence insolite. Ce sera resté chez toi sans être jamais chez toi. L’ailleurs au pas de ta porte.
Chinagora. Tu l’oublies et tu sais que c’est là. Tu fais ta vie, tu déménages, tu prends des trains, tu changes d’échangeur. Te voilà adulte à revenir au confluent. La centrale électrique de Vitry a fermé, trois tours par terre aux Alouettes, au carrefour Pompadour une nouvelle gare. Je passe et ne reconnais rien du terrain de mes douze ans. Où sont partis les gens ? Maintenant je connais la carte, je peux rouler vite sur l’autoroute sans me soucier d’où je passe, mais je ne sais plus où je suis.
J’ai appris en lisant un polar de Simenon, L’écluse numéro 6, que l’A4 avait été construite sur un canal, qui faisait face au confluent. Dans le polar il y avait des morts, et dans ma vie aussi il y en a eu ; et peut-être que l’âge c’est une autoroute à dix voies qui recouvre les lents chemins de halage.
J’ai appris que le monde se transforme plus vite que nos souvenirs.
Mais pas Chinagora. Toujours aussi vide avec ses lions impassibles, toujours aussi ailleurs face au fleuve. Et de là, comme une enfant, tu peux toujours contempler le confluent, roulant vers le grand large, sur lequel glissent les merveilleux nuages. "
Fanny Taillandier
Née en 1986, vit à BagnoletÉcrivaine, autrice notamment du roman Les Confessions du monstre (Flammarion, 2013, prix littéraire des Grandes Écoles 2014), du roman-essai Les états et empires du lotissement Grand Siècle (P.U.F., 2016, prix révélation de la Société des gens de lettres, prix Fénéon, prix Virilo), de Par les écrans du monde (Seuil, 2018) et Farouches (Seuil, 2021).