Cette fonctionnalité requiert l'utilisation de cookies
Vous pouvez modifiez vos préférences cookies ici
" J’avais dix ans quand j’ai visité Paris pour la première fois. Ma mère aimait marcher, elle se sentait libre et anonyme. J’avais du mal à la suivre et la ville me faisait peur. Un jour, nous avons remonté la rue des Martyrs et nous sommes arrivées sur le boulevard de Clichy. Le petit train blanc, rempli de touristes, est passé devant nous. Je voulais prendre le petit train, j’ai fait un caprice mais ma mère a dit non. A la place, nous avons marché. Pour la première fois de ma vie, j’ai vu des prostituées, debout sur le trottoir, leurs seins dénudés, leurs visages émaciés par la drogue. Elles alpaguaient les hommes – « tu viens chéri ? », insultaient les touristes qui les regardaient comme des bêtes de foire. L’une a exhibé son pénis et s’est mise à rire. Je ne comprenais rien et les trouvais extraordinaires. Belles et d’une tristesse à pleurer. Certaines titubaient et l’une d’elles s’est assise sur le perron d’un immeuble de la rue Véron pour fumer une cigarette. Nous sommes passées devant les sex-shop et je n’ai pas posé de questions. Ma mère me tenait la main, très fort et moi je regardais les godemichets en vitrine, les combinaisons en latex, les types au cheveux sales qui apparaissaient derrière un rideau rouge. Je voulais connaître les prostituées et leurs clients, les stripteaseuses de l’après-midi, les clients du cinéma porno.
Des années plus tard, j’ai vécu là, sur le boulevard Rochechouart, dans un immeuble art déco. Le matin, je me mettais au balcon pour fumer une cigarette. Vers dix heures, les joueurs de bonneteau installaient deux cartons sur le trottoir. L’un d’eux surveillait les flics, l’autre s’occupait de rouler les touristes de passage. J’ai vu des Allemands et des Néerlandais crier pour réclamer leur argent. Je pensais « pauvre con, tu croyais gagner ». J’étais du côté des méchants. L’après-midi, des types colonisaient les bancs sur le terre-plein dont les jardinières sont remplies de rats, gros comme des lapins. On m’a dit que c’étaient des hommes de main. Ils attendaient une mission et pour faire passer le temps, ils buvaient des bières en canettes et fumaient des pétards. Parfois, à 16h, ils étaient si défoncés qu’ils se mettaient à hurler. L’un d’eux, un très grand Noir maigre et aux yeux rouges, a un jour soulevé mon fils de trois ans en l’air et pour rire, m’a menacé de le jeter sous les roues d’une voiture.
J’avais repéré deux hommes âgés, habillés de djellabas marrons dont ils gardaient la capuche relevée. Des types qui chez moi, au Maroc, auraient paru respectables mais ici, je sentais bien qu’ils étaient louches. Ils étaient là, tous les jours, entre la Cigale et le magasin Tati et ils s’asseyaient parfois sur un siège en plastique, au milieu des Africaines et des Maghrébines venues acheter des vêtements pour enfants à bas prix. La nuit, les prostituées faisaient les cent pas en bas de mon immeuble puis elles montaient dans l’hôtel en face de chez moi et depuis ma chambre, où je gardais la lumière éteinte, je pouvais parfois les voir faire l’amour. J’aurais voulu leur parler. Aux types du bonneteau, aux hommes de mains, aux vieillards en djellabas, aux prostituées. J’étais encore la petite fille effrayée et fascinée, incapable de demander : « qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que c’est que cet endroit ? » Au lieu de ça, les heures passaient et je ne quittais pas le balcon. Je m’inventais des histoires. "
Leïla Slimani
Née en 1981, vit à LisbonneÉcrivaine, autrice d’une dizaine de romans dont notamment Dans le jardin de l’ogre (Gallimard, 2014), Chanson douce (Gallimard, 2016, prix Goncourt 2016), Sexe et mensonges : La vie sexuelle au Maroc (Les Arènes, 2017), et Le Parfum des fleurs la nuit (Stock, 2021).