Saison 3

Célia Houdart

Parapets

Célia Houdart - Parapets

-----------------------
Collection de courts métrages réalisée par Stéfan Cornic et produite par Année Zéro et le Pavillon de l'Arsenal en partenariat avec Télérama et Enlarge Your Paris.

Un écrivain contemporain choisit un quartier, une zone, un lieu du Grand Paris. L’écrivain écrit alors un texte du genre littéraire de son choix, en lien avec l’espace. La caméra, elle, capte l’esprit des lieux. Par moments, des correspondances se tissent entre le texte lu par l’écrivain en voix off et les images. A d’autres, des écarts développent une nouvelle narration qui libère l’imagination et les interprétations.

Entre vision documentaire et fiction littéraire, les films offriront des instantanés du Grand Paris d’aujourd’hui pour dessiner le portrait d’une ville en mutation." />

" J’ai passé une partie de mon enfance chez mes grands-parents, quai de Béthune, dans l’île Saint-Louis. De chez eux, je contemplais les quais, la Seine, et les parapets, qui ont servi de support à mes premières rêveries.
Ce long ruban d’ombre et de lumière, qui se déroule, serpente, s’élargit, s’interrompt parfois et reprend, est constitué de blocs de calcaire extraits du sous-sol du bassin parisien. Le calcaire dit du Lutécien.
Le bassin parisien est né il y a 47 millions d’années, de la dislocation d’un unique continent réunissant, à cette époque, la totalité des terres émergées. La tectonique des plaques a brisé et aminci, de la Manche au Sud-Est de l’Angleterre, la croûte terrestre, permettant à la mer de s’engouffrer dans la dépression ainsi créée, déposant au fond de ce vaste golfe , une quantité énorme de sédiments, assemblés irrégulièrement au gré des flux et reflux de l’eau : un chaos de microfossiles : polypiers, millioles, nummulites enroulées en spirale, que l’on trouve incrustées aussi dans les pyramides de Gizeh, et que les anciens Égyptiens utilisaient comme pièces de monnaie.
Le calcaire du Lutécien, qui offre toute une palette de duretés et d’apparences, a été prisé comme matériau de construction. On l’employa pour édifier Notre-Dame de Paris. La Basilique de Saint- Denis. Les cathédrales de Reims, Laon, Senlis, La Sorbonne, les châteaux de Versailles, Vaux-le-Vicomte, Compiègne, Chantilly, Écouen. On l’extrayait jadis dans les carrières à ciel ouvert de la Montagne Sainte-Geneviève. Ou sur le flanc Ouest de la vallée de la Bièvre. Ou entre le boulevard Saint Jacques et la rue Cabanis, dans un grand trou aujourd’hui comblé et construit, appelé jadis, familièrement, la Fosse aux ours - un amphithéâtre où, jusqu’au XIX siècle se produisaient des avaleurs de sabres, des Hercules, des diseuses de bonne aventure, des montreurs de nains polyglottes. Et où les Parisiens se pressaient pour assister à des combats d’ours ou de chiens.
Les arènes de Lutèce se trouvent elles aussi sur le site d’une ancienne carrière exploitée à l’époque gallo-romaine.
On extrayait aussi des blocs dans les carrières souterraines de Chaillot, du quartier de la Tombe-Issoire, ou de la rue de Bassano.Dans le sud de l’Oise, à Nogent, Saint Maximin, Chevincourt ou Crépy- en-Valois, on continue d’équarrir et de découper de la roche calcaire en respectant le sens de son lit.
Les parapets qui longent la Seine présentent des signes d’usure, ils sont abîmés, raccommodés, reprisés comme un vieux manteau auquel on a dû adjoindre des pièces, des raccords. Dans les anfractuosités poussent de minuscules plantes et des mousses dont s'élèvent des tiges très fines, surmontées de graines. Jardins miniatures poussant sur une lune fertile.
Les parapets sont sertis d’anneaux métalliques, de repères altimétriques, de plaques émaillées indiquant d’un trait horizontal le niveau de la Seine lors de la crue de 1910. Ils portent aussi, du Pont Royal au Pont de Sully, les 245 boites vertes des bouquinistes.
Au XVIII siècle, un homme a gravé, sur les parapets, en les numérotant et en les cryptant de diverses manières, les faits marquants de sa vie. Écrivant à l'aide d'une grosse clé son étrange journal à même la peau de la ville. À la hauteur du numéro 11 de la place des Vosges, au dos d'un pilier on peut lire une date et son prénom 1764 NICOLAS. C’est la signature de Nicolas Restif de la Bretonne. Sans doute le plus vieux graffiti de Paris.
Aujourd’hui, quai de Béthune, un jeune homme prend le soleil, yeux fermés, tête légèrement orientée sur le côté, allongé sur le parapet. Il cache peut-être des écritures, des pastilles orange de lichen ou des coquillages minuscules. En contrebas, la Seine est brassée par de lents remous qui, à peine formés, semblent se défaire ou quitter la surface de l'eau pour visiter des zones plus profondes, ou se reformer un peu plus loin, à la hauteur du square Barye. "



Célia Houdart

Née en 1970, vit à Paris
Après des études de lettres et de philosophie et dix années dédiées à la mise en scène de théâtre, Célia Houdart se consacre à l’écriture. Elle est l’auteure notamment des Merveilles du monde (P.O.L., 2007), Carrare (P.O.L., 2011, prix Françoise Sagan 2012), Tout un monde lointain (P.O.L., 2017), Villa Crimée (2018, P.O.L.), Le Scribe (P.O.L., 2020), et Journée particulière (P.O.L., 2021).