Saison 2

Jean-Charles Massera

On ne pouvait pas [sa]voir


" Gravées dans la mémoire
Des lignes blanches striées de vert et de noir
Des lignes blanches horizontales striées de vert et noir
Des lignes blanches striées de noir
Des lignes blanches verticales striées de noir

Des « espaces verts »

De l’horizontalité qui se répète
De la verticalité qui se détache
Des « espaces verts »

C’est lequel le tien ?
Tes au combien déjà ?
Ici c’est le quartier des peintres
Là t’as le quartier des écrivains.

T’es « à Cézanne » ?
Ouais. Toi aussi ?
Non moi j’suis « à Chénier ».
[Section de vallée, généralement assez large (Val) Fourré.]

Printed in black and white
In a book about cathedrals in Europe
I found on the shelves of the studio of an American painter
The Collégiale of Mantes-la-Jolie.

[Vu de Manhattan there is the Collégiale of Mantes-la-Jolie]
Vu de Mantes-la-Jolie, Mantes-la-Jolie c’était Chicago

À 45 minutes à pied
(du Val Fourré)
Il y avait la Collégiale
Mais ça c’était dans Mantes
À l’autre bout de Mantes
Près du pont de Mantes [Corot]
[Mais] Corot c’est la rue qui va vers la gare.

À 19 minutes en voiture
(du quartier des peintres)
Il y avait l’atelier de Joan Mitchell
Dans le quartier des peintres
Il ne pouvait pas y avoir de peintres contemporains
Dans les peintres
Il ne pouvait pas y avoir de peintres femmes.

[De Vétheuil on voit Mantes]
De Mantes on ne voit pas Vétheuil.
Du Val Fourré, on va pas trop souvent à Mantes.

À 23 minutes en voiture
(du quartier des écrivains)
Il y avait la maison de Nathalie Sarraute
Dans le quartier des écrivains
Il n’y avait pas d’écrivaines
Et puis Chénier c’est un collège.
Et Cézanne aussi
Même si sur le bulletin du collège y a un autoportrait de Cézanne.
L’autoportrait de Cézanne
C’est la page de couverture du bulletin du collège.

Des peintres et des écrivains
On ne pratiquait que les rues et les collèges.

Des noms de rues, des noms de collèges, des noms de tours
On ne retenait que les noms
Qui ne renvoyaient qu’à eux-mêmes.

Des noms dans une section de vallée assez large
Qu’on ne savait pas être une vallée
Des noms de rues, des noms de collèges, des noms de tours,

Bordés
À l’Est par Mantes
À l’Ouest par la Butte Verte
Au Nord par la Seine
Au Sud par l’A13
Qui ne renvoyaient qu’à ici.

Samedi on va à Mantes, tu veux v’nir avec nous ?
Non on fait un foot à la Butte Verte.
Du vert
On ne pratiquait que l’espace.

De l’espace assez large
Bordé de lignes blanches horizontales striées de vert et noir

On ne voyait pas la Seine
On ne voyait pas l’A13
On ne voyait pas Mantes.
Des lignes blanches horizontales striées de vert et noir
Fourrées aux confins des Yvelines

On allait à la Butte Verte.
À 10 minutes en voiture, après la Butte Verte
Il y avait la campagne
Mais il n’y avait pas de RER pour aller aux Halles

À 14 minutes en voiture, après la Butte Verte
Il y a encore de la campagne,
Mais il n’y a pas de RER pour aller aux Halles

Ça fait 40 ans
Qu’il y aura bientôt le RER pour aller aux Halles.

Samedi on va à Mantes, tu veux v’nir avec nous ?
Samedi on ne pouvait pas aller autre part
On ne savait pas qu’on pouvait aller autre part samedi

On ne voyait pas la Seine.
On la savait derrière les barres sans la voir.
On savait qu’on n’était pas loin des Halles
En train
Mais il y avait les contrôleurs.
On savait que l’A13 c’était l’autoroute de Normandie
Mais on savait pas que la Normandie était derrière la Butte Verte.

L’horizontalité blanche et verte prenait tout le cadre
La verticalité blanche et noire cachait le vert des coteaux de la Seine

Ce qu’on ne pouvait pas voir
C’est ce qu’on ne pouvait pas savoir.

Samedi on va à Mantes, tu veux v’nir avec nous ? "


Jean-Charles Massera

Artiste et écrivain, auteur de fictions et de pièces de théâtre, notamment « United Emmerdements of New Order » (P.O.L, 2002), « A cauchemar is born » (Verticales, 2007), « We Are L’Europe » (Verticales, 2009); son travail d’image a également été exposé et diffusé dans de nombreux centres d’art, musées et festivals en Europe et en Amérique du Nord.
« On ne pouvait pas [sa]voir » évoque des souvenirs, des lignes blanches striées de vert et de noir, fourrées aux confins des Yvelines. Un lieu où les rues et les collèges portent des noms d’artistes et d’écrivains - des noms à la fois proches et loin de Paris qui ne renvoient qu’à eux-mêmes. Mais cette histoire qui se situe au Val Fourré est aussi une invitation.