" J’ai écrit sur cette cité d’immeubles. J’en ai exhumé les plans, fouillé les archives, mis à jour le lien puissant avec l’Algérie et sa guerre de Libération. J’ai lu, puis raconté, les premiers jours de chantier dans la boue. J’ai parcouru mentalement toutes les allées, les recoins, et essayé de rendre le toucher si particulier de la pierre de taille. J’ai écrit en pensant à ce très grand ensemble d’immeubles de banlieue, construit en hauteur, surplombant Paris, jouxtant une forêt. J’ai raconté ce qu’il était pour moi, intimement, politiquement, comment il avait peut-être forgé le regard que je porte sur les lieux que j’habite, sur les lieux que les autres habitent, cette cité qui m’a mise sur la piste de Fernand Pouillon, son architecte, et qui a défini puissamment mon rapport à la lumière, peut-être à l’horizon. Ce lieu, je l’ai tourné dans tous les sens, pour découvrir, entre autres, que l’empreinte la plus puissante qu’il a laissé en moi, tient à la résonance de la cage d’escaliers dans laquelle, pendant une nuit de mes treize ans, des chants musulmans ont accompagné l’âme d’un fils, l’autre fils du pallier, mort d’une overdose, vers ce qu’elles désignaient comme l’au-dela ? Peut-être ai-je écrit un tombeau pour Abdelkader dont j’avais oublié le prénom et le visage. Peut-être ce livre est-il un tombeau de pierre de taille, la pierre justement arrachée à une montagne trait d’union entre l’Algérie et la France. Peut-être est-il, ce livre, un tombeau après un autre tombeau, et pas seulement pour la vie arrachée d’Abdelkader, un tombeau avant le livre qui vient et diffracte la lumière d’une renaissance ?
Ce que je n’ai pas écrit, c’est un rêve récurrent. Je l’ai fait plusieurs fois à la fin de mon adolescence. Dans ce rêve je prends l’ascenseur de ferraille marron. Au lieu de m’arrêter au huitième étage où j’ai habité vingt ans, je m’arrête au vingt et unième étage dont je réalise ahurie l’existence. C’est un étage entre deux, il faut s’y hisser à la force des bras, l’ascenseur ne s’y arrête pas vraiment. Une fois debout, on peut parcourir une très grande friche, peu de lumière, beaucoup d’objets épars, une sorte de grenier, une sorte de sous-sol, exactement comme le sont la mémoire et le désir au fond, et à cet étage, le rêve se partage entre l’effroi et l’incroyable sentiment de découverte.
J’ai du faire ce rêve une dizaine de fois et pendant des années, j’ai compté à la main, à voix haute, le nombre d’étages de chaque tour aperçue depuis le parking pour être certaine qu’il y en a dix et pas vingt-et-un, et même en l’écrivant, à l’instant, comme le rêve a repris sa force, je ne suis pas certaine que le plafond ne puisse pas se trouer vers un ciel totalement inconnu.
Ce que je n’ai pas écrit à propos de cette cité d’immeubles, donc, c’est un étage secret qui n’appartient qu’à moi, celui où tout décante, les livres et les songes, et qui me fait comprendre, le temps passant, ce que je suis allée chercher en écoutant Mohamed que j’appelle Malik dans le livre et qui est mort depuis, ce que je suis allée chercher à Alger, à Marseille, à Fontvieille, et ce qui s’est déposé en moi tandis que je regardais de près les premières pierres de chacun des édifices. "
Marie Richeux
Écrivaine et animatrice radio, autrice notamment de « Polaroïds » (Sabine Wespieser, 2013), de « Climats de France » (Sabine Wespieser, 2017, prix Écrire la ville) et de « Sages Femmes » (Sabine Wespieser, 2021).Dans le film « Meudon-la-Forêt », elle évoque son rapport à la cité d’immeubles construite par Fernand Pouillon, lieu dans lequel elle a grandi, sur lequel elle a déjà écrit, et qui a défini son rapport à la lumière et forgé son regard sur les lieux que l’on habite.