" Il y aurait près de 300 000 îles dans le monde.
Une île cela peut être un continent, l’Australie, cela peut être un écueil, un récif ou un caillou, Clipperton, 1,7 km2 de terre aride envahie de crabes, une tête d’épingle perdue dans l’océan Pacifique. Une île cela peut être un paquebot de béton blanc et de verrières à bord duquel s’affairent 30 000 ouvriers fabriquant à la chaine des 2 chevaux, des 4L et des Supercinq ; cela peut être l’île Seguin, une île-usine, la régie Renault, autant dire un morceau de France.
Vu du ciel c’est une étroite bande de sédiments accumulés en strates ; elle épouse la courbure du fleuve sur presque un kilomètre, comme une longue barque flottant sur la Seine.
Vu d’ici c’est Boulogne-Billancourt, 120 000 habitants, une île urbaine - c’est-à-dire un paradoxe, un oxymore, quelque chose qui sonne comme une anomalie. Comment un fragment de terre détaché du continent, parti à la dérive ou surgi des profondeurs peut-il être soluble dans la ville ?
L’île n’est pas un espace comme les autres, entre elle et le reste du monde il y aura toujours l’eau, la largeur et la profondeur de l’eau, qui l’isole et la protège. Toute île est un territoire autonome, par nature rétif, qui a fait sécession avec la terre ferme, toute île est de la géographie, et du sentiment - une augmentation de la géographie par les songes, des récits et des légendes.
Une île : déserte, mystérieuse, au trésor, de pirates, de naufragé. Une île : vierge, archaïque, sauvage. Une île : où s’échouer, se réfugier, tout recommencer, où se trouver relégué, banni.
Il n’y a pas d’île sans voyage, sans retrait, sans découverte.
Alors, face à l’île Seguin, au pied du pont Daydé, cet emblématique passerelle bleue à haubans qu’ont empruntée chaque jour des milliers d’ouvriers entre 1929 et 1992, on se dit qu’il est temps de rendre ce territoire à sa fonction première.
Il y a eu mésusage de l’île, il y a eu incompréhension, détournement géographique.
Dans ma rêverie insulaire, pas de salle de concert, pas de pôle culturel, de centre d’art, de multiplexe, d’hôtel 4 étoiles, de campus numérique, de restaurants et de bars à cocktails, pas d’espaces verts et d’aires de jeux, pas même de mémoire ouvrière, pas de nostalgie, seulement une dérive de l’esprit et du regard, calée sur celle des continents.
Retrouver l’usage de l’île, quitter ce bout de terre et laisser faire, imaginer, dans la ville, un territoire pour rien, inexploité, inutile, une perforation sur la carte, du vide et de la patience. Ne plus aménager, ne plus investir, et détruire les ponts.
Et alors, peut-être, quelque chose surgira, dans 100 ans ou dans 1000 ans.
Dans ma rêverie insulaire, l’île Seguin était destinée à l’abandon, et l’usine à tomber en ruines, peu à peu recouverte par la végétation, les ronces et le lierre emmêlés, colonisée par les mouettes, et quelques taggeurs tant qu’il reste des murs. Le temps serait passé en couches de plus en plus denses, la mémoire se serait perdue, et un jour un groupe d’hommes serait parti à l’aventure, aurait accosté, machette en main, boussole à la ceinture, aurait alors découvert, émerveillé, les ruines de l’usine Renault comme on découvre une cité inca ensevelie dans la jungle.
Car la mémoire n’est peut-être pas toujours ce que l’on entretient et transmet mais plutôt ce que l’on piste et fouille, ce que l’on exhume et révèle, un miracle, au gré du hasard ou de l’obstination.
Et l’île est cet espace mental où tout ce qui est enfoui sera, un jour, ramené à la surface."